Jean-Claude Guillebaud : « Les experts sont intarissables »

TéléObs – juin 2016 – Jean-Claude Guillebaud –
Ils ont envahi les plateaux télé. A la moindre alerte, des « spécialistes » plus ou moins patentés nous livrent leurs hypothèses savantes qui ne servent qu’à alimenter la machine médiatique.
Les "experts" sont intarissablesLes « experts » sont intarissables (© Thomas Samson / AFP)
Après la disparition le 19 mai dernier en Méditerranée de l’Airbus A330 d’EgyptAir, un « signal » discret a été émis. Il ne venait pas des boîtes noires. Alors que – déjà – les rumeurs et supputations les plus farfelues (les « hoaks ») inondaient les réseaux sociaux, plusieurs responsables se sont inquiétés par avance de la probable et sempiternelle intervention des « experts ». Cela n’a d’ailleurs pas manqué : ont surgi aussitôt, notamment sur les chaînes d’info en continu, des « spécialistes » plus ou moins patentés qui ont, tout de suite, accumulé les hypothèses savantes, schémas à l’appui. Cela se passe ainsi pour toutes les crises, qu’elles soient sanitaires, militaires, météorologiques, financières, électorales. On n’a jamais convoqué autant d’experts – vrais ou faux – pour alimenter la machine médiatique. Et ils sont intarissables, même si leurs supputations seront oubliées à mesure. Aujourd’hui, un questionnement salutaire se fait jour à leur sujet. Enfin ! Cette incontinence ne mérite pas seulement d’être moquée. Elle invite à réfléchir et à prendre du recul.
dans-les-medias-quatre-experts-sur-cinq-sont-des-hommesm64799Ce qui est en jeu dans ces soliloques bavards, ce sont les rapports entre une connaissance « technique » supposée et la réalité. Confrontées à d’époustouflantes révolutions technologiques, mais également à des dérives productivistes aussi « expertes » que déraisonnables, nos démocraties butent aujourd’hui sur cette immense question. Un constat se fait jour : une société a toujours tort lors-qu’elle s’en remet à des  « experts » pour prendre des décisions qui, par nature, relèvent du politique. Et de lui seul.
Ce recours à l’expertise devient parfois une défausse plus dangereuse qu’on ne l’imagine. Elle ne concerne pas seulement les institutions politiques. Songeons à l’appareil judiciaire et à la façon dont les experts envahissent les prétoires. On peut craindre qu’ils se substituent peu à peu aux juges. Cette crainte est plus ancienne qu’on ne le croit. Le grand sociologue et philosophe allemand Max Weber (1864-1920) a publié, au début de ce siècle, un essai intitulé « le Savant et le politique ». Il y examinait la complémentarité difficile voire querelleuse entre les points de vue (contradictoires) des savants et la nécessaire décision politique.
dominique-rizet_max1024x768Question posée : la connaissance des experts, même sur les sujets les plus difficiles, ne devrait jamais se substituer ni à l’investigation journalistique (au sens noble) ni, a fortiori, à la responsabilité judiciaire ou politique. Malgré la plus fine expertise, des doutes demeurent, des incertitudes perdurent qu’aucune rationalité ne peut dissiper. Une différence de nature distingue en effet la connaissance scientifique et la politique. La science est toujours en devenir. Elle ne progresse qu’en assumant par avance le risque de sa propre incertitude. Pour demeurer scientifique, elle doit remettre en question les vérités successives qu’elle découvre, les postulats qu’elle met en avant. On ne peut donc lui demander de définir, à un moment précis et de façon incritiquable, la décision à prendre. La politique, au contraire, est à la fois un projet humain et une gestion des hommes. La politique est en charge du destin de nos sociétés. Elle est la gardienne du bien commun, c’est-à-dire de la sécurité collective. Y compris cette sécurité psychologique qu’on appelle la confiance. Pour un scientifique, une psychose ou une panique est une aberration irrationnelle. Pour le politique, c’est un fait social qu’il s’agit de gérer avec discernement. Élaboré à la fin des années 1980 en Allemagne, le principe de précaution voulait prendre acte de cette différence. Il affirmait qu’on ne devait pas attendre qu’un risque possible soit scientifiquement évalué pour choisir la prudence.
Le passé récent, il est vrai, a été marqué par des catastrophes qui ont ébranlé la confiance que nous pouvions avoir en la « science sans conscience ». De Seveso en Italie, en 1976, à Three Mile Island aux États-Unis en 1979, de Bhopal en Inde à Tchernobyl en Ukraine, nous avons découvert, avec stupeur, que la science pouvait rimer avec l’irresponsabilité. Chez nous, l’incroyable affaire du sang contaminé – ou, aujourd’hui, celle des pesticides -a miné cette indispensable confiance collective. Ces affaires ont introduit ce qu’on pourrait appeler un « principe d’inquiétude ». Il a beau être parfois irrationnel, il n’est jamais totalement infondé. En tant que tel, il doit être pris en charge et géré jour après jour – et avec responsabilité – par… la politique. Au sens noble du terme.

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