Sondages : « L’opinion publique n’existe pas ! »

Le Un Hebdo – 19/10/2016 –
bourdieu_1476724316Je voudrais préciser d’abord que mon propos n’est pas de dénoncer de façon mécanique et facile les sondages d’opinion, mais de procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que l’on mette en question les trois postulats qu’ils engagent implicitement.
Premier postulat : Toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production d’une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat.
Deuxième postulat : on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que l’on peut démontrer qu’il n’en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui n’ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens.
Troisième postulat implicite : dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l’hypothèse qu’il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit qu’il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées. Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de distorsions qui s’observent même lorsque toutes les conditions de la rigueur méthodologique sont remplies dans la recolte et l’analyse des données.
On fait très souvent aux sondages d’opinion des reproches techniques. Par exemple, on met en question la représentativité des échantillons. Je pense que dans l’état actuel des moyens utilisés par les offices de production de sondages, l’objection n’est guère fondée. On leur reproche aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de biaiser les questions dans leur formulation : cela est déjà plus vrai et il arrive souvent que l’on induise la réponse à travers la façon de poser la question. Ainsi, par exemple, transgressant le précepte élémentaire de la construction d’un questionnaire qui exige qu’on « laisse leurs chances » à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes.
Une analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir que la grande majorité d’entre elles étaient directement liées aux préoccupations politiques du « personnel politique ». Si nous nous amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous disais d’écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en matière d’enseignement, nous obtiendrions sûrement une liste très différente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont été effectivement posées par les enquêtes d’opinion. La question : « Faut-il introduire la politique dans les lycées ? » (ou des variantes) a été posée très souvent, tandis que la question : « Faut-il modifier les programmes ? » ou « Faut-il modifier le mode de transmission des contenus ? » n’a que très rarement été posée. De même : « Faut-il recycler les enseignants ? » Autant de questions qui sont très importantes, du moins dans une autre perspective.
Les problématiques qui sont proposées par les sondages d’opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d’opinion est, dans l’état actuel, un instrument d’action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles ; à imposer l’idée qu’il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne. L’« opinion publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à…), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage.
« L’opinion publique n’existe pas », Pierre Bourdieu , sociologue (1930-2002). Les Temps modernes, janvier 1973, repris dans Questions de sociologie © Les Éditions de Minuit, 1981sondages-azamLe mot de Robert Solé –
J’ai longtemps rêvé de faire partie de l’échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Cela a failli se réaliser en 2007, mais j’avais bêtement résilié mon abonnement téléphonique pour me contenter du portable.  C’était sans appel : pas de ligne fixe, pas de sondage. Heureusement, j’ai été sélectionné récemment par un institut d’opinion qui conduit ses entretiens en face à face.
Décidé à bien recevoir l’enquêteur, j’avais préparé du thé et des petits gâteaux mais il n’y a à peine touché. Il était pressé comme un lavement, ayant trois autres rendez-vous avant la fin de la journée. Je suis tombé sur stakhanoviste du sondage, un champion, qui débitait ses questions comme une mitraillette. « Êtes-vous pro-Fillon ou pro-NKM ? Croyant ou incroyant ? Slip ou caleçon ? Pensez-vous que Hollande se représentera ? Faut-il transformer en mosquées les églises désaffectées ? »  
sondage-humourMes doutes l’énervaient. « On ne va pas y passer la soirée ! » lança-t-il. Quand je disais « Je ne sais pas« , il cochait la case avec agacement. Je me mis alors à répondre d’une voix hésitante à des questions que je ne m’étais jamais posées. Il explosa : « N’avez-vous pas été sélectionné d’après la méthode des quotas après stratification par région et catégorie d’agglomération ? Vous vous êtes déclaré plutôt catholique. Alors, bon Dieu, que votre oui soit oui et que votre non soit non ! »
J’espère qu’il ne me mettra pas une mauvaise note, qui m’exclurait de l’échantillon. Il s’est éclipsé sans un mot. Rien ne transparaissait sur son visage : décidément les sondeurs sont insondables.

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