La femme des cavernes sort de l’ombre

Charlie Hebdo – 23/11/2016 – Antonio Fischetti –
Longtemps ignorée, la femme de la préhistoire a surtout été victime de stéréotypes. Les paléontologues tentent aujourd’hui de lui donner une existence.
On connaît l’homme de Cro-Magnon, mais pas sa femme. Vous allez dire, il s’agit de l’homme avec un grand H, qui comprend les deux sexes. Sauf qu’on s’intéresse rarement au « second ». Ça n’empêche pas de représenter la femme de la préhistoire. On l’imagine soit tirée par les cheveux, les seins à l’air, soit (l’un n’empêchant pas l’autre) recluse à la caverne et entretenant le feu pendant que les mâles partent chasser le mammouth. on projetait, en vérité de purs fantasmes. C’est ce qu’explique l’historienne et philosophe des sciences Claudine Cohen, dans son dernier livre, Femmes de la préhistoire.
img_0477Pendant longtemps, les archéologues se sont justifiés en disant que la femme préhistorique était « invisible », qu’en somme on ne voyait pas les différences sexuelles. A leur décharge, le sexe des ossements est parfois difficile à déterminer. Il n’y a pas non plus assez d’ADN pour déterminer le sexe et les différence de morphologie ne sont pas toujours concluantes. En effet, les différences physiques entre hommes et femmes étaient plus faibles à l’époque. Si les femmes sont aujourd’hui généralement plus petites et fines, cela pourrait être un trait acquis au cours de l’évolution.  Les paléontologues s’appuyaient même sur des critères encore plus arbitraires : par exemple, s’ils trouvaient un collier à côté d’un squelette, il en déduisaient qu’il s’agissait d’une femme…? comme si un homme ne pouvait porter de collier  ! Tout cela fait qu’un certain nombre de squelettes ont plusieurs fois changé de sexe depuis leur découverte.
Pas aussi bonniche qu’on l’a dit
Même chez les paléontologues les plus sérieux, la détermination du sexe d’un fossile est parfois arbitraire. Quand l’équipe d’Yves Coppens à découvert en Éthiopie Lucy, un fossile de 3 millions d’années, ils lui ont donné ce nom en hommage à la chanson des Beatles Lucy in the sky with Diamonds, qui passait alors à la radio. En fait, ils ne savaient rien de son sexe. Depuis, des analyses plus fines permettent de penser que Lucy est bien une femme , et c’est un coup de bol sinon il aurait fallu la rebaptiser Lucien. « Quoi qu’il advienne, le mythe de Lucy, « la première femme’ continue de vivre dans notre imagination », regrette Claude Cohen.
_gddrpxxqfb_qvrmbnegige2g4oSi la présence féminine est rarement attestée dans les ossements, elle l’est en tout cas dans les statuettes. Au paléolithique on en trouve d’innombrables qui représentent des femmes, mais rares sont les représentations masculines. Comment l’interpréter ? On a longtemps pensé que ces  représentations aux formes généreuses représentaient des idoles de fertilité, implorer pour aider les femmes à tomber en cloque. Selon Claudine Cohen, cette hypothèse est là encore complètement gratuite. Au contraire, dans une société nomade, une famille nombreuse n’est pas toujours un cadeau, et ces statuettes, parfois construites en série, pourraient être que de simples amulettes porte-bonheur.
D’autres objets peuvent nous éclairer sur la façon dont nos ancêtres voyaient les différences sexuelles. Ainsi, la Vénus de Sireuil, qui date de 27 000 ans. Si on la regarde de profil, c’est une jeune femme aux seins proéminents et au postérieur cambré… et de face, elle devient un beau phallus érigé doté de tous ses attributs. On ne peut dresser que des hypothèses, mais Claudine Cohen estime que « nous pouvons soupçonner que ce qui les intéressait, ce n’est pas seulement la dualité, la différence, la disjonction, c’est aussi la complémentarité, la conjonction, la rencontre, l’union des deux sexes« . Vu comme ça, les humains de la préhistoire étaient en avance sur la théorie du genre, bien plus que les actuels adeptes de la Manif pour tous.
Pour avoir une idée de la répartition des activités entre hommes et femmes à la préhistoire, on peut aussi étudier les sociétés traditionnelles existantes. On découvre alors qu’elles ne sont pas moins actives que les hommes dans la chasse. Elles y participent généralement en tant que rabatteuses, ce qui les rend même plus mobiles que les hommes : bref tout l’inverse des clichés sur la répartition des rôles à la préhistoire.
Un autre cliché voudrait que les peintures pariétales soient des œuvres masculines, issues du génie de Léonard de Vinci ou Michel-Ange des cavernes. Certains chercheurs contestent ce préjugé : en analysant les empreintes de mains sur les parois, et en se basant sur un indice particulier (le rapport en l’index et l’annulaire dépendrait du sexe), ils en déduisent qu’elles proviendraient des femmes. Au final, les femmes de la préhistoire n’étaient peut-être pas aussi boniches qu’on l’a dit, contrairement à ce que se plaisent à répéter ceux qui veulent faire croire à l’intemporalité « naturelle » des différences de genre.
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A priori, il ne devrait pas y avoir de relation entre le sexe d’un scientifique et ses découvertes. Elles sont le fruit du cerveau et non des hormones. Et pourtant, l’histoire des sciences montre que le sexe a un effet. Un cas d’école est celui des primatologues. Tant que cette profession était essentiellement exercée par des hommes, ceux-ci voyaient les groupes de singes comme forcément dominés par les mâles. Or, quand les femmes – Jane Goodall, par exemple – se sont mises à étudier les grands singes, elles ont découvert que les femelles n’étaient pas aussi soumises que l’avaient affirmé les primatologues masculins.
On observe la même chose en archéologie. Le chercheur ne trouve que ce qu’il cherche. Il a fallu attendre que des archéologues de sexe féminin – et influencées par des idées féministes – se mettent à chercher des traces de femmes préhistoriques pour qu’elles les trouvent. A priori, la science est indépendante de l’idéologie, mais il faut admettre que le féminisme a parfois transformé les résultats de la science.
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264 pages / 15 x 22 cm / Belin éditeur /21.00 €
L’auteur, Claudine Cohen est Directrice d’études à l’EHESS et à l’EPHE, où elle enseigne l’histoire et la philosophie des sciences. Elle a publié de nombreux ouvrages sur la paléontologie, la préhistoire et l’évolution humaine, parmi lesquels Le Destin du mammouth (2004, Un néandertalien dans le métro (2007) ), La méthode de Zadig (2011) et La Femme des Origines, Images de la femme dans la préhistoire occidentale (réed. 2013), couronné par l’Académie des Beaux-Arts et par l’Académie des Sciences morales et politiques
Présentation de l’éditeur
Chercher les femmes, au-delà des idées reçues et des stéréotypes échevelés qui ont régné des décennies durant : tel est le propos de ce livre. Aujourd’hui, de nouvelles découvertes et de nouveaux questionnements rendent enfin visibles ces femmes qui vécurent aux temps lointains de la Préhistoire, de l’aube du Paléolithique jusqu’aux confins de l’âge du fer.
Que savons-nous des transformations évolutives de leurs corps et de leur apparence ? Quelles images les Préhistoriques nous en ont-ils laissées ? Comment penser le rôle de ces femmes dans la reproduction et la famille ? Quelles preuves pouvons-nous avoir de leurs tâches quotidiennes, de leurs réalisations techniques, de leurs talents artistiques ? De quels savoirs, de quels pouvoirs disposaient-elles ? Revenant sur les figures magnifiées et mythiques de la matriarche ou de la Déesse, Claudine Cohen s’interroge aussi sur les rapports de domination, de violence, d’exploitation que les femmes ont pu endurer dans ces sociétés du passé.
En éclairant sous un angle neuf la vie matérielle, familiale, sociale, religieuse des mondes de la Préhistoire, cet ouvrage vise à ancrer la réflexion actuelle sur la différence des sexes et le statut social des femmes jusque dans la profondeur des millénaires.

A propos werdna01

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