Sondages : le bon grain et l’ivraie

« Le Monde » ne publiera pas de sondage à l’occasion de la primaire à gauche. Explications et retour sur un débat qui ne cesse de prendre de l’ampleur, par notre médiateur, Franck Nouchi.
Le bon grain et l’ivraie des sondages

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Le Monde | 20.01.2017 | Par Franck Nouchi (Médiateur du Monde)
Depuis quelques jours, des lecteurs m’interrogent : pourquoi Le Monde ne publie-t-il pas d’enquêtes d’opinion relatives à la primaire à gauche ? Pourquoi ne pas avoir réservé à cette dernière le même traitement journalistique que lors de la primaire de la droite ? Serait-ce parce que nous aurions le sentiment de nous être trompés à cette occasion en mesurant mal l’ampleur du succès de François Fillon ? Ou bien est-ce la décision récente du Parisien de renoncer temporairement aux sondages politiques qui nous a conduits à ne pas en faire pour la primaire à gauche ?
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J’ai interrogé Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos France, notre partenaire depuis de nombreuses années. « La raison est avant tout d’ordre technique, explique-t-il. Elle tient pour l’essentiel à la durée de la campagne de cette primaire. A droite, la campagne avait démarré deux ans avant le scrutin, ce qui nous laissait le temps nécessaire pour mesurer une évolution, apprécier la fluidité électorale. Rien de tel à gauche, avec une campagne très courte qui ne nous permet pas, en particulier, de prendre en compte l’impact des débats télévisés. »
On comprend d’autant mieux la prudence de Brice Teinturier que le débat sur la fiabilité et le rôle des sondages a pris ces derniers mois un tour particulièrement aigu. Le Brexit et l’élection de Donald Trump sont passés par là. « Nos mises en garde interprétatives ne sont pas très audibles, ajoute Brice Teinturier. Quoi qu’on dise, le débat public se résume actuellement par : “Haro sur les sondages !” La situation est d’autant plus complexe à gérer que certains instituts font preuve de légèreté méthodologique. Résultat : lorsque je renonce à réaliser un sondage sur la primaire à gauche, d’autres instituts, moins regardants sur la rigueur scientifique, n’hésitent pas, eux, à en faire. Effet boomerang garanti ! Pour tout le monde ! »
Vingt sondages durant toute la campagne de 1965
« Nous devons évidemment tenir compte de ce qui vient de se passer aux Etats-Unis, ajoute Luc Bronner, le directeur des rédactions du Monde. Mais nous devons aussi veiller à ne pas alimenter un “sondage bashing” qui me semble exagéré. Globalement, les instituts américains avaient bien mesuré l’écart de voix (près de 3 millions) qui a séparé Hillary Clinton de Donald Trump. En revanche, ils n’ont pas bien perçu ce qui s’est passé dans certains “swing states” (Etats clés). Mais si la polémique a été si violente, c’est surtout du fait de l’échec des modèles prédictifs électoraux mis en place par certains grands médias, le New York Times en particulier. »
La décision du Parisien n’est donc pour rien dans la décision du Monde et d’Ipsos de ne pas faire de sondage sur la primaire à gauche. « Je respecte évidemment la décision des responsables du Parisien, même si je pense qu’ils ont eu tort, estime Brice Teinturier. Jamais vingt journalistes de terrain ne parviendront à remplacer des sondages, aussi imparfaits soient-ils. Le Parisien a fait un coup, c’est indéniable, à lui maintenant d’en assumer les conséquences. S’embarquer pour une campagne présidentielle sans disposer d’études d’opinion risque d’être compliqué. Sauf à utiliser les enquêtes des autres… »
Dans le passé, les sondages n’ont pas toujours eu la même importance. Savez-vous, par exemple, qu’il n’y en eut que 20 durant toute la campagne électorale de 1965, contre environ 400 au cours de celle de 2012 ? « Avec le temps, ces enquêtes sont devenues un ressort fondamental de la dramaturgie d’une campagne, constate Gérard Courtois, directeur éditorial du Monde. Pour autant, la construction d’un choix électoral est une alchimie très complexe, faite de très nombreux paramètres. Le sondage est un élément parmi d’autres, au même titre, par exemple, que les conversations privées. C’est la campagne qui fait l’élection, pas les sondages. »
« Course de petits chevaux »
Reste une question fondamentale : comment garantir que les sondages soient réalisés en toute rigueur scientifique ? De ce point de vue, soyons immodestes, les enquêtes réalisées par Ipsos pour le Cevipof et Le Monde sont ce qui se fait de mieux actuellement. L’échantillon initial que nous suivons régulièrement depuis plus d’un an comprenait environ 20 000 personnes représentatives de la population française. « Ce dispositif, explique Brice Teinturier, a l’immense mérite de permettre de mesurer et de comprendre les mouvements d’opinion. »
Stable depuis plusieurs mois, notre échantillon compte actuellement environ 18 000 personnes. Parmi ces dernières, 12 000 se disent sûres d’aller voter. Autrement dit, un tiers ne sait pas. Et sur les 12 000 qui se disent certaines d’aller voter, 10 % n’ont pas d’opinion arrêtée. Soit un facteur d’incertitude très élevé. Il en allait de même en 2012. « Entre janvier et mai, 50 % des électeurs ont changé d’avis, certains à l’intérieur du même camp, d’autres allant même jusqu’à changer de camp, se souvient Gérard Courtois. 25 % des électeurs se déterminent dans les tout derniers jours de la campagne. Et une part non négligeable d’entre eux, le dernier jour. »
Inédites par leur ampleur, « nos enquêtes proposent une photographie de l’opinion à un temps T, insiste Luc Bronner. N’étant pas des outils prédictifs, elles doivent nous inciter à la plus grande prudence dans leur présentation. Dans un passé récent, il nous est arrivé de faire des erreurs. Ainsi, par exemple, la manchette de notre édition du 27 septembre 2016 : “Sarkozy rattrape Juppé à droite, Macron bouscule le paysage politique”. Ce genre de formulation, qui donne le sentiment d’une course de petits chevaux, n’est pas opportun. De même, nous devons toujours veiller à publier, en contrepoint des sondages, des reportages de terrain. C’est le sens de notre page hebdomadaire “Françaises, Français” ».
Dès le mois de février, l’enquête Ipsos-Sopra Steria pour le Cevipof et Le Monde deviendra bimensuelle. Faudra-t-il, en plus, de manière exhaustive, rendre compte des autres sondages ? « Pas forcément, estime Gérard Courtois. Nous devrons en tout cas faire un tri, sélectionner les études en fonction de la taille et de la représentativité de l’échantillon étudié. Pour la primaire à gauche, j’ai vu des sondages réalisés à partir d’un échantillon de 380 électeurs. Il est hors de question de rendre compte de pareilles études. »
Un souhait, pour finir : nous devrions sans trop tarder enquêter sur cette « industrie » de plus en plus florissante des « sondages low cost ». De manière à ce que vous, lecteurs, puissiez ensuite séparer le bon grain de l’ivraie sondagière.
Franck Nouchi (Médiateur du Monde) Journaliste au Monde

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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