On le disait homme de convictions, secret et solitaire. Et si le candidat de la droite républicaine était en réalité tacticien, misanthrope et dissimulateur ?
LE MONDE | 09.03.2017 |Ariane Chemin Grand reporter – Raphaëlle Bacqué grand reporter
François Fillon est « agoraphobe ». C’est son ami et ex-conseiller, Jean de Boishue, qui le dit. Les masses l’inquiètent. Il se méfie du nombre. Dimanche 5 mars, ce n’est pas cette phobie qui lui faisait tendre le visage au-dessus de la marée bleu-blanc-rouge convoquée place du Trocadéro, à Paris. Il guettait le « peuple », c’est-à-dire la rue, pour vérifier que sa stratégie était la bonne, qu’il y avait assez de monde sur le parvis des Droits de l’Homme pour sauver sa peau. « Si les rangs avaient été clairsemés, a-t-il assuré, si la place avait été vide, j’en aurais tiré les conséquences. » Joli paradoxe : c’est une foule qui a préservé sa candidature et modifié le cours de sa campagne rocambolesque.
Avant les révélations du Canard enchaîné, le 25 janvier, sur le présumé emploi fictif d’attachée parlementaire de sa femme Penelope, on décrivait le vainqueur de la primaire de la droite comme un homme solitaire, secret, modeste, réservé, en rien mondain. Un fils de notaire de province, épris de sérieux et ennemi du bling-bling. Le maelström des « affaires » le dévoile désormais sous un autre jour : plus proche des petits arrangements financiers que ce « M. Propre » paraissait mépriser, tacticien, combatif et retors. Davantage qu’à un personnage balzacien, François Fillon ressemble aujourd’hui à un héros de ces séries politiques américaines dont il raffole. « Pourquoi les a-t-il toujours avant moi ? » A Matignon, il se plaignait auprès de son cabinet de recevoir les épisodes inédits de The Wire après Nicolas Sarkozy et réclamait qu’on les demande aux producteurs américains.
A la faveur du « Penelopegate », le second rôle sans relief a pris une épaisseur romanesque. Qui est le candidat des Républicains, s’il n’est pas ce libéral-conservateur, sobre, discret et sérieux ? En décembre 2016, les Editions de l’Archipel avaient réédité, sous le titre François Fillon, les coulisses d’une ascension, la seule biographie qu’une journaliste avait eu l’idée de consacrer au député de la Sarthe, dix ans plus tôt – François Fillon, le secret et l’ambition, de Christine Kelly (Editions du Moment, 2007). « Vous n’imaginez pas la somme de livres qui se préparent sur lui, sur sa femme, sur son couple », raconte aujourd’hui l’un de ses collaborateurs. Toute la France s’interroge : est-il solitaire ou misanthrope ? Homme de convictions ou simple stratège ? Secret ou dissimulateur ?
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Pas de courant, pas de conseiller
« Je ne l’avais jamais entendu parler de religion en trente ans », relève l’ancien séguiniste Henri Guaino. Dans Faire, publié chez Albin Michel en septembre 2015, Fillon assurait : « J’ai très tôt réservé ma foi à ma conscience, à l’exercice de ma liberté la plus intime. (…) J’ai souvent trépigné intérieurement en écoutant des prêches qui se réduisaient à des slogans convenus. » Le 5 mars, au Trocadéro, ce sont pourtant les catholiques traditionnels et conservateurs qui ont fourni les plus gros bataillons de ses supporteurs de ce « rassemblement de soutien » organisé après l’annonce de sa convocation devant les juges le 15 mars. Magnifique tête-à-queue pour celui qui, en mars 2016, ne trouvait « aucune excuse à accorder à ceux qui pensent que la loi de la rue est supérieure à celle de la République ».
Dans la foule du Trocadéro, peu de barons des Républicains. « Ils pensent que je suis seul. Ils veulent que je sois seul ! », a lancé François Fillon à la tribune. C’est un message pour son parti : il a gagné son pari. Depuis toujours, cette solitude est son talon d’Achille, une folie en politique. Le fillonisme n’existe pas : quarante ans de vie parlementaire et ministérielle, sans interruption, n’ont pas permis au candidat de la droite de s’offrir un courant. Ses soutiens se sont d’ailleurs envolés à la première bourrasque. Entre eux, les fidèles du dernier carré se surnomment parfois « les légionnaires ». C’est l’ami Henri de Castries, officier de réserve de la Légion, qui a trouvé le mot. L’oncle du patron d’Axa, Christian de La Croix de Castries, fut le général commandant les troupes françaises prises au piège de la cuvette de Dien Bien Phu. Plutôt que de fuir pendant qu’il était encore temps, il préféra rester prisonnier des troupes vietminh.

« Quand, dans la cour de Matignon, je le voyais s’engouffrer dans sa voiture aux vitres fumées, raconte encore Boishue, je me disais : “Il n’est jamais aussi bien qu’avec lui-même.” » Lui avec lui. Fillon avec Fillon, François en tête à tête avec François. On n’a pas assez relevé cette étrangeté : l’ancien premier ministre de Nicolas Sarkozy n’a jamais eu de conseiller politique. Sa « plume », Igor Mitrofanoff, et sa chargée de presse, Myriam Lévy, jouaient à eux deux un autre rôle. A noter aussi que la plupart de ses conseillers n’ont jamais été conviés dans le manoir sarthois de Beaucé, près de l’abbaye de Solesmes. Ils ont découvert en 2010, dans Paris Match, ce petit château au milieu d’hectares de prés où s’ébrouent des chevaux. Quelques miettes d’intimité. « En l’appelant, on entendait parfois de la musique classique », raconte l’un d’eux.
Il a fallu qu’on se penche sur les revenus de François Fillon pour en savoir davantage sur sa femme, Penelope. Une épouse d’une autre époque. Une compagne d’une autre langue, d’une autre culture, venue de l’autre côté de la Manche, à la frontière du Pays de Galles. Si secrète, elle aussi. Dans la Sarthe, on la voyait de temps à autre s’échapper à l’aube avec son van pour monter ses chevaux. Ou courir à Paris avec Mathilde, la femme du député de Corse-du-Sud, Camille de Rocca-Serra, une amie aussi peu show off qu’elle.
« Sybaritisme inavoué »
Quand, le 23 février, Penelope Fillon disparaît en pleine tourmente, c’est pour se réfugier chez sa sœur, Jane. Fait peu banal, elle a épousé Pierre, le frère de François, qui les a lui-même mariés en 1984. Le huis clos familial est doublement verrouillé. Les Fillon, c’est l’histoire d’un couple où l’un veille sur l’autre.
« Ils ont sauté dans l’eau froide en se tenant par la main tous les deux », souffle la communicante Anne Méaux, qui, comme l’avocat de Penelope, Me Pierre Cornut-Gentille, a dû démentir jusqu’à l’interview dans Le Journal du dimanche, le 5 mars, les rumeurs de garde à vue ou de suicide. Rumeurs mises en scène par François Fillon lui-même sur le plateau du journal télévisé de France 2, le candidat affirmant : « On a annoncé le suicide de ma femme mercredi [1er mars] sur des chaînes de télévision. » Une affirmation erronée qui lui vaudra une volée de bois vert sur les réseaux sociaux.
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Fouquet’s, 6 mai 2007. Nicolas Sarkozy fête sa victoire dans le palace des Champs-Elysées. En attendant Cécilia, son épouse d’alors, qui ne venait pas, les invités s’observent, devinant que leur simple présence signifie qu’ils sont appelés à jouer un rôle dans le quinquennat à venir. Pour François Fillon, tout le monde le sait, c’est Matignon. Penelope insiste pour être présentée au patron du Figaro d’alors, Nicolas Beytout.
« Savez-vous qui était le dernier élu de la Sarthe nommé dans un gouvernement ? C’était le président du conseil Joseph Caillaux », s’amuse-t-elle. Accablée par la campagne de diffamation menée par le quotidien contre son mari, Henriette, l’épouse de Joseph, avait vidé sur le patron du Figaro, Gaston Calmette, le chargeur du pistolet automatique qu’elle tenait caché dans son manchon. Dix ans avant que l’affaire de ses emplois fictifs n’empoisonne la campagne de son époux, Penelope avait involontairement donné le ton : comme les Caillaux, son couple se serrerait les coudes et se bagarrerait de concert.
Ces deux-là ont longtemps semblé insensibles au luxe, aux honneurs et à l’argent facile. Penelope, a remarqué le personnel ministériel, évite soigneusement de marcher sur les tapis rouges des palais de la République, par discrétion. Le « sybaritisme inavoué » de François Fillon, écrit Frédéric Mitterrand dans La Récréation (Robert Laffont, 2013), n’est apparu que subrepticement, dans les interstices d’un reportage ou au hasard d’un accident.
Sans sa fracture de la cheville, à l’été 2012, qui aurait su que François Fillon passait ses vacances à Capri chez le président de Ferrari, Luca di Montezemolo, et pas dans son manoir de la Sarthe ? En 2015, les éditeurs parisiens avaient été amusés de découvrir que, pour écrire son livre programme, Faire, l’ex-premier ministre avait négocié pied à pied avec chacun. Et finalement cédé au plus offrant : 120 000 euros accordés par Albin Michel. « J’ai une toiture à entretenir », glisse le futur auteur.
« Je n’ai pas besoin de m’inventer une image »
En 2013, François Fillon n’avait mis aucune objection à poser en famille devant ce manoir acquis vingt ans plus tôt. Le photographe Thierry Esch s’était pourtant habitué à essuyer des refus polis, mais catégoriques, des élus sollicités pour montrer leur chez-eux. Ce jour-là, Fillon avait même sorti les chaises longues et convoqué Penelope, en chapeau de paille, avec ses enfants. « Je veux qu’on me voie comme je suis. Je n’ai pas besoin de m’inventer une image. Je ne suis pas comme ceux qui ont des villas sur la Côte d’Azur et qu’on ne voit jamais. »
Le couple n’avait pas deviné que le cliché, une double page dans Paris Match, allait affoler l’opinion. Pour tenter de calmer les esprits, l’ami Jean de Boishue avait choisi, dans son livre Anti-secrets (Plon, 2015), de décrire une « maison de campagne (…) un peu de bric et de broc ». Penelope l’avait gentiment grondé : sa belle demeure de Sablé-sur-Sarthe, quatorze chambres et salles de bains, de bric et de broc ? Les Fillon ont refermé les grilles du manoir à la presse et ne les ont plus jamais ouvertes. Penelope Filon était rentrée dans l’ombre.
On ne savait pas encore combien ses amis intimes étaient riches et puissants. Les voisins de la Sarthe, ceux chez qui on échange les soirées d’été, s’appellent les Castries. Leur château, avec son relais de chasse, c’est autre chose encore que le manoir des Fillon. C’est là que s’est élaboré le programme économique du candidat des Républicains. Il y a encore et surtout – on le découvre chaque jour davantage – l’intime parmi les intimes, Marc Ladreit de Lacharrière, ce mécène en tous genres. Pour les Fillon, il fait tout : embaucher Penelope à la Revue des deux mondes, prêter 50 000 euros à François… Une générosité qui jette une ombre sur sa décoration de grand-croix de la Légion d’honneur par le premier ministre lui-même, le 31 décembre 2010.
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Quand Le Canard enchaîné a interrogé le candidat à la présidentielle sur les salaires de sa femme, assistante parlementaire et « conseillère littéraire » à la Revue des deux mondes, François Fillon n’en a pas dit un mot à ses proches. Ni à son équipe de campagne. Il n’a pas davantage préparé sa défense. Très rares étaient ceux qui savaient que Penelope était sa salariée. Ils l’avaient bien vue accompagner des groupes de retraités de la Sarthe ou paraître aux côtés de son mari dans des dîners d’Etat, à l’Elysée. En mai 2009, elle avait reçu l’International Business Wales, un organisme gouvernemental du Pays de Galles, à Matignon. Mais, pour tout le monde, la diplômée en droit de l’université de Bristol et mère de cinq enfants n’avait jamais travaillé.
Ces stratagèmes qui ont choqué
« François appartient à cette génération où l’on pouvait tout faire, et c’est sans doute pour ça qu’il n’a saisi qu’avec retard la gravité de ce qui lui arrivait. D’ailleurs, s’il le verbalise, l’a-t-il vraiment intégré ? », s’interroge le quadragénaire Benoist Apparu, ancien ministre de François Fillon. Les stratagèmes élaborés par l’ex-chef du gouvernement ne sont pas passés inaperçus. « Trente millions, les gens ne savent pas très bien à quoi cela correspond. A 5 000 euros par mois, chacun se compare », relève le secrétaire général des Républicains, Bernard Accoyer. Patrick Stefanini en est choqué, comme le protestant Gérard Larcher. C’est un autre Fillon qui se dessine tout à coup sous leurs yeux, loin de l’image qu’il leur avait laissée.
Il vivait l’enfer de Matignon, et Nicolas Sarkozy le traitait de « collaborateur ». « Je me souviens de l’avoir vu, à l’issue d’un des premiers conseils des ministres, porter le manteau du président Sarkozy », se remémore Eric Branca, l’auteur de L’Histoire secrète de la droite (Plon, 2008). Au début du quinquennat, les deux hommes faisaient leur jogging ensemble, remontant de concert les marches de l’Elysée. Ils disaient « former une équipe soudée ». Mais, bientôt, les conseillers de Sarkozy ont commencé à critiquer à haute voix le premier ministre. Georges-Marc Benamou s’en souvient. « Matignon, c’est l’ennemi, Matignon on s’en fout, Matignon n’existe pas ! », balayait Emmanuelle Mignon, directrice de cabinet de Sarkozy. « A quoi bon un premier ministre, puisque le secrétaire général fait son travail ? », ironisait Claude Guéant.
François Fillon se met rarement en colère. Deux ans après la victoire de 2007, il enrageait encore devant ses interlocuteurs qu’« il » – le président – lui ait piqué la Lanterne, la résidence de week-end d’ordinaire réservée aux premiers ministres. Mal de dos, sciatiques… François Fillon somatise. Ses collaborateurs le voient souvent serrer les dents. Contraint même, quand les antalgiques n’agissent pas, de faire un saut à l’hôpital. « Non, non, ça va très bien. Ne changez rien », répond François Fillon à Frédéric Mitterrand qui l’observe, « le visage décomposé par la douleur », lors d’une visite à la Villa Médicis en 2008.
Retourner la situation à son avantage
« Sa fierté rurale déteste l’humiliation des antichambres, des salles d’attente ou les guichets aléatoires », dit l’un de ses amis. Lorsqu’il le faut, que son ambition est contrainte ou sa carrière menacée, il sait se battre de manière sourde, sans coup d’éclat mais avec une ténacité qui frappe, en pulvérisant tous les scénarios échafaudés par d’autres. Bien avant ces derniers jours où sa propre famille politique a failli le « débarquer » de la campagne présidentielle, François Fillon s’était déjà retrouvé dans une situation semblable. Et l’avait retournée à son avantage.
C’était en novembre 2010 : presque une répétition générale. A un an et demi de la présidentielle, Nicolas Sarkozy, à la recherche d’un second souffle, s’était mis en tête de changer de premier ministre. S’agissait-il d’un jeu pervers ? Sans s’en ouvrir au chef du gouvernement, le président de la République laisse circuler quelques noms pour remplacer François Fillon à Matignon : celui de Xavier Darcos, celui, surtout, de Jean-Louis Borloo… « Tu vas être étonné… Je n’arrive pas à le voir, pas à lui parler… (…) Si les Français savaient… (…) Depuis des mois, Sarkozy a annulé tous les tête-à-tête. (…) Il fuit son premier ministre, je te dis ! », confie François Fillon à Georges-Marc Benamou. « Il n’y eut, en cinq ans, pas le moindre huis clos, pas le moindre tête-à-tête entre les deux hommes, raconte Patrick Buisson dans La Cause du peuple (Perrin, 2016). Une atmosphère digne du Chat, de Georges Simenon, s’était installée, les enfermant dans une haine inexpiable. »
« Il joue sa vie, au sens propre du mot. Renoncer, c’est voir son monde s’écrouler » Bernard Accoyer, secrétaire général des Républicains