Des ados condamnés à lire des livres

Charlie Hebdo – 15/03/2017 – Iegor Gran –

Une décision de justice pas comme les autres.  Dans l’État de Virginie, des ados qui ont peint des croix gammées et des slogans racistes sur un bâtiment historique de la communauté noire ont été condamnés… à lire des livres. 

Au départ, un fait divers de vandalisme raciste : une nuit d’octobre 2016, cinq adolescents couvrent de croix gammées de dessins cochons et d’inscriptions « white power » une ancienne école de la communauté noire, à Ashburn, en Virginie. Âgés de 16 et 17 ans, ils sont rapidement arrêtés. Sur les cinq, deux sont blancs les trois autres appartiennent à des « minorités », comme le constate sobrement Alejandra Rueda, la juge chargée de l’affaire. S’ils sont bien conscients d’avoir commis des « dégradations au bien d’autrui », s’ils regrettent leurs actes et plaident coupables, la portée raciste de leur geste semble leur échapper. D’ailleurs, entre deux croix gammées, dont ils avouent ne pas bien comprendre la signification, n’ont-ils pas peinturluré un dinosaure et un cœur transpercé d’une flèche, tout en traçant en lettres maladroites « life sucks« , la sentence nihiliste de l’adolescent paumé ?

Comme le raconte la juge dans son interview au New York Times, la manière traditionnelle de procéder aurait été de les condamner chacun à une centaine d’heures de travaux d’intérêt général, mais qu’en auraient-ils retenu ? Alors, elle imagine un scénario inédit. Une punition intellectuelle pour des cerveaux désœuvrés, encore largement en friche. Les vauriens devront lire un livre par mois pendant douze mois. Chaque lecture sera validée par une fiche à rédiger et une présentation orale du texte. Le tout sous le regard sévère d’un contrôleur judiciaire qui vérifiera que les livres ont bien été lus et qu’il n’y a pas eu de pompage sur Wikipédia. Au premier manquement, c’est la prison. Dur, dur d’être un vandale !

Ajoutons à ces conditions inhumaines que les livres ne sont pas pris au hasard. Avec une équipe d’enseignants, la juge a concocté une liste de 35 titres parmi lesquels nos bagnards pourront choisir librement. Leur point commun : ce sont de grands textes sur des périodes tragiques de l’histoire marquées par le racisme et la haine de l’autre. Parmi les titres proposés : La Couleur pourpre d’Alice Walker, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, La Nuit d’Elie Wiesel, Exodus de Leon Uris, Rapport sur la banalité du mal, d’Hanna Arendt, Black Boy de Richard Wright, Le monde s’effondre de Chinua Achebe, Le soleil se lève aussi d’Ernest Hemingway, l’Élu de Chaïm Potok, Les sorcières de Salem, d’Arthur Miller, América de T.C. Boyle, Lire Lolita à Téhéran d’Azar Nafisi, L’Oeil le plus bleu de Toni Morrisson, Les Cerfs-Volants de Kaboul de Khaled Hosseini, Pleure, ô pays bien aimé, d’Alan Paton, Soldats fantômes, de Hampton Sides, Le Viol de Nankin, d’Iris Chang, Ma vie rebelle, d’Ayaan Ali. La liste est intelligente, mélangeant les continents, les destins, les horreurs.

Une belle histoire

Par l’intermédiaire de leurs avocats, les ados ont fait savoir qu’ils acceptaient la sentence – fait remarquable en soi, tant on pouvait redouter l’aversion à la chose écrite et l’exécration de l’objet livre chez ces têtes de linotte. Je connais des élèves en France où la majorité des élèves, confrontés au dilemme cornélien d’avoir cent heures de TIG à effectuer ou se farcir la lecture d’un seul livre, n’auraient pas hésité hésité longtemps. Douze livres ! Tu veux ma mort, eh l’bouffon d’ta race ! On attend avec impatience les premières fiches de lecture.

On peut se demander toutefois si le médicament livresque ne risque pas de produire l’effet diamétralement opposé, à l’exemple des ravages causés chez un Don Quichotte ou une Emma Bovary par une surdose de lecture. Un pétage de câble ressemblant à ce que vit le jeune Alex dans le film Orange mécanique. Loin de les corriger, les formidables livres cimenteraient l’envie de poursuivre sur la mauvaise pente avec une rage décuplée. L’idée que la littérature soit vécue comme une punition a gêné également plusieurs enseignants. Alors la juge y a ajouté d’autres travaux d’Hercule : une visite obligatoire au Mémorial de l’Holocauste à Washington, une autre au Smithsonian National Museum of American History pour l’exposition consacrée aux camps d’internement des Japonais aux États-Unis, et une rédaction « approfondie » sur la signification et l’impact de la croix gammée et des mots white power pour la communauté noire.

Quelles que soient les conséquences analeptiques ou allergisantes de cette expérience hors normes sur les jeunes abrutis, l’affaire a déjà eu une telle résonance que des dons ont afflué ainsi que des volontaires (plus de 600 !) pour participer au nettoyage des murs salis. L’ancienne école a été restaurée. Mieux, des fonds supplémentaires sont maintenant disponibles pour entreprendre une rénovation substantielle dont le bâtiment a tant besoin – l’école a fermé ses portes à la fin des années 1950, quand les Noirs ont été autorisés à prendre les bus scolaires pour se rendre dans les collèges publics nouvellement déségrégationnés, et n’a pas été entretenue depuis. une belle histoire, finalement.