La croissance carbonisée

La Décroissance – mars 2017 – Alain Gras –
« Le monde s’engage enfin dans l’ère du bas carbone« , disaient Nicolas Hulot et tout un tas de commentateurs insouciants fin 2015, après « l’accord historique » signé à Paris lors de la COP21. mais les beaux discours sur « la transition qui est en marche« , sur l’abondance des énergies renouvelables et le déclin combustibles fossiles ne tiennent pas la route : dans notre bas monde, les réalités matérielles sont têtues. La consommation d’énergie continue de s’envoler, et la civilisation industrielle repose toujours autant sur le pétrole, le charbon et le gaz.
Le « développement durable » n’en finit pas de revenir à la mode et de nous enfermer dans le discours publicitaire « consommez braves gens, la science et la technique vous garantissent que c’est sans danger pour la planète ». Un des indicateurs utilisés par ceux qui croient en la croissance verte s’appelle « efficience énergétique », il exprime la rapport de la consommation d’énergie au produit intérieur brut (PIB)? Entre 2011 et 2015, le PIB mondial aurait crû de 3,4 % par an, alors que la demande d’énergie fossile aurait augmentée de 1,5 % (1)? Or, concrètement, si l’on compare les chiffres de consommation de l’énergie reine, le pétrole, on constate que 87 867 barils par jour ont été consommés en 2010 contre 96 100 en 2016. La consommation de gaz a elle aussi augmenté, et celle du charbon s’est légèrement accrue, pour stagner à un niveau très élevé (2). Et, surprise, la croissance du PIB par habitant est, en fait, inférieure à 1,5 % ! Comment peut-on dès lors affirmer, comme le fait l’Agence internationale pour l’énergie (AIE) que l’on a diminué le poids des énergies fossiles ?
Je vais donc annoncer une mauvaise nouvelle. Nous étions nombreux, parmi les partisans de la décroissance, à espérer que la poursuite effrénée du développement technologique vienne buter contre les limites naturelles : que la solution « pic du pétrole » provoque un renversement de tendance. Sans doute abusé par une lecture simpliste de l’histoire, nous avons négligé la résilience, pour employer un mot à la mode, du capitalisme et de son extraordinaire capacité prédatrice. Lorsque le pétrole à commencé à manquer dans les années 2000, les États-uniens ont fait comme le colonel Drake en 1859, ils ont inventé une méthode pour aller chercher d’autres hydrocarbures déposés sur les roches de schiste, avec des moyens bien plus violents que les « derricks » du colonel : au lieu de creuser un trou, ils ont fait exploser la roche. Cette fois encore, on n’arrête pas le progrès, et renouvelant avec le bon temps de Rockefeller, les États-Unis sont redevenus exportateurs, pas seulement de pétrole et gaz liquéfié, mais aussi de… charbon. Avec Trump, cette tendance ne peut que s’accentuer.  Et ainsi de suite, par ricochet c’est toute la planète qui est concernée, des petits pays comme la Jordanie ou Israël ont paraît-il de grandes réserves de schiste, tout comme l’immense Chine en Mongolie. Par ailleurs, l’Afrique du Sud transforme son charbon en pétrole (avec 30 % d’énergie perdue et au total plus de CO2 émis) sans se soucier de la COP21 ou la COP22; et la production de l’Irak en guerre dépasse celle de l’Iran. Apparemment, la bataille de Mossoul ne nuit pas aux intérêts pétroliers.
La main  invisible du pic de pétrole
On ne peut donc pas s’en remettre à un pic ou à un goulot d’étranglement pour nous sortir d’affaire, d’autant plus que la baisse des prix du pétrole de ces dernières années entraîne avec elle celle du charbon et du gaz. Plus étonnant encore, l’Arabie saoudite doit emprunter actuellement pour boucler son budget (30 % de déficit) en raison du faible prix du baril, alors qu’elle est partie prenante de ce dumping. Ceci paraît aberrant, mais il semble qu’elle parie sur l’avenir : les autres producteurs pompent beaucoup, et lorsqu’ils n’auront presque plus de pétrole, l’Arabie saoudite en aura toujours car ses réserves sont immenses. Elle en profitera pour faire payer très cher sa contribution à l’économie mondiale. A l’échelle planétaire, on ne voit donc pas se dessiner un recul de l’énergie fossile face au renouvelable.Nous continuons à faire brûler le feu venu des entrailles de la terre, notre civilisation reste thermo-industrielle. Le thermique reste au cœur de notre civilisation, même si le visage de l’industrie change; ce qui permet à des économistes et sociologues bien-pensants de nous parler, certains depuis cinquante ans, de société post-industrielle, alors que le moteur de la croissance reste le même.
Même si elle est largement insuffisante à remplacer l’énergie fournie par les combustibles fossiles, l’énergie renouvelable ne doit pas être rejetée à cause de ses idéologues. Je ne sais ce que l’on peut attendre véritablement de l’avenir pour les énergies renouvelables en tant que fait technique, mais dégagées de leur gangue idéologique néo-libérale elles ouvrent une trajectoire possible. La rupture ne viendra peut-être pas de la colère de la Terre, même si elle nous la montre chaque année un peu plus. Car elle se rappelle que cette puissance qui lui est volée est issue de la mort d’organismes tout aussi vivants que nous il y a quelques centaines de millions d’années. Peut-on imaginer symbolisme plus terrifiant ?
Ce n’est pas par des « pics » décisifs que la civilisation industrielle s’auto-régulera, le néo-libéralisme continuera à déterrer les cadavres, mais ce sont les humains qui décideront du moment où le pic sera atteint, et sommet n’est pas loin. Nous sommes en train de grimper très vite, renouveler l’énergie impose de la repenser comme un moyen de respecter notre monde et non comme un instrument de puissance sur ce monde.

(1) R. Greggio et B. Maffei, « les provisions énergétiques et leurs aléas », in Futuribles, N°416, 2017.
(2) Le charbon stagne à un niveau élevé : en 2010, 3 627 Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole), en 2015, 3 830 Mtep. La production de gaz augmente plus vite que celle du pétrole, plus de 2 % par an : 2010, 3 205 milliards de m3 par an, en 2015 3 3538 m3.

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