Les sciences à la conquête du neurone

Charlie Hebdo – 22/03/2017 – Antonio Fischetti –

Manipuler quelqu’un après lui avoir implanté des électrodes dans le cerveau, on a déjà vu ça dans les films de science-fiction. En bien, c’est une pratique courante aujourd’hui. Avant de hurler au démon, attendez un peu.  Il y a de bonnes choses là-dedans. Imaginez que vous ayez la maladie de Parkinson. On vous implante de petites électrodes dans le cerveau. Dans votre poche, un boitier muni d’un bouton, sur lequel vous appuyez pour stopper la crise dès l’apparition des premiers signes. Pas mal, non ? Ce genre de « stimulation inter-crânienne » est en développement pour un tas de maladies : Alzheimer, épilepsie, dépression troubles obsessionnels compulsifs, et même boulimie (l’électrode agit sur la dopamine, l’hormone du plaisir que le boulimique libère dans son cerveau en mangeant). On pourrait reprocher à ces techniques de réduire le cerveau à une machine. Mais si c’est techniques sont efficaces, tant mieux.
Malgré tout, il est vrai que que les neurosciences ouvrent d’autres perspectives nettement plus discutables… et inquiétantes. Par exemple, on sait aujourd’hui effacer des souvenirs de la mémoire des rats. Des scientifiques envisagent déjà d’appliquer ça à des humains. Là encore, avant de bondir, voyons les avantages. L’idée serait d’implanter des électrodes sur des personnes ayant subi un choc psychique  – victime d’attentats, femmes violées, et. – pour leur faire oublier l’évènement traumatisant. Ou même pour les phobies : vous avez peur des araignées ? Une électrode sur les bons neurones et vous n’y pensez plus ! A partir de là, tout devient possible. Implanter des électrodes dans le cerveau des soldats pour supprimer la peur ou la pitié ? Soulager les chagrins d’amour en effaçant le souvenir de l’ex ?… On n’en est pas encore là, mais on s’en rapproche.   
Ce qui existe déjà, en revanche, c’est la « neuro-augmentation », ou « neuro-amélioration ». Il est prouvé que la stimulation électrique de certains neurones améliore les performances du cerveau (mémorisation, concentration…). Des sociétés anglaises et américaines n’ont pas tardé à commercialiser des casques accessibles aux particuliers désireux de booster leurs neurones en appuyant sur un interrupteur. C’est un vrai « dopage cérébral » qui est en train de se développer, et sans la moindre réglementation.
En Chine, où la recherche n’est pas encadrée par les règles éthiques, les neurosciences n’ont aucune limite. Ainsi, la société Beijing Genomics Institute (1) propose aux parents d’engendrer des enfants ayant un QI de 140 (très au-dessus de la moyenne) en manipulant le patrimoine génétique des embryons. Pierre-Marie Lledo, directeur du département de neurosciences à l’Institut Pasteur, et auteur d’un édifiant ouvrage sur le cerveau (2), y voit carrément « un programme de dopage institutionnalisé, comme pouvaient le faire autrefois les régimes de l’Est sur leurs athlètes sportifs« . Et si ces techniques en venaient à se généraliser, c’est le devenir même de l’espèce qui serait concerné : « Vouloir corriger les imperfections du vivant pour réduire les spécificités humaines revient à vouloir stopper les incessantes innovations biologiques. c’est un peu comme si un régime démocratique, devenu dictature, décidait subrepticement de se passer d’artistes. »
Le meilleur comme le pire
Devant ces risques, certains seraient tenté de rejeter en bloc les « neurosciences ». Mais ce serait aussi absurde que de rejeter en bloc la chimie à cause des pesticides qui sabotent les rivières, ou oubliant qu’elles produisent aussi les anesthésiants qui nous permettent d’aller chez le dentiste.
Comme toute discipline, les neurosciences sont porteuses du meilleur comme du pire. Leur problème, c’est d’être surtout guidées par des buts mercantiles.  Les travaux ne sont pas toujours rendus publics, les politiques n’y connaissent rien, et quant aux comités d’éthique, leur propre est d’être à la traîne d’au moins dix ans sur les recherches. Il suffit d elire l’avis du Comité consultatif national d’éthique publié en 2013, qui préconise de voir « la neuro-amélioration avec un mélange de modestie, d’ouverture d’esprit et de questionnement scientifique« , en articulant le « développement des techniques » avec « leur usage humain« . Avec çà, on est bien avancés. De belles paroles, mais rien de concret.  A ce rythme, on en sera encore à tricoter de beaux rapports sous l’égide d’éminents penseurs pendant que les biogénéticiens chinois commercialiseront déjà des usines à bébés surdoués, et les ingénieurs de Google des électrodes inter-crâniennes permettant de se connecter à Facebook par la pensée (imaginez le calvaire pour les addicts à Internet…). Il est bon que les neurosciences nous sauvent d’Alzheimer, mais ce serait encore mieux si elles évitaient de nous abrutir avant.

(1) Beijing Genomics Institute ou (BGI) est l’un des plus grands centres de séquençage de l’ADN au monde, le premier de cette taille ; il est notamment connu pour chercher les gènes de l’intelligence (s’ils existent) et avoir créé la plus grande plate-forme de séquençage du monde. Ces travaux sont favorisés par la faiblesse du cadre législatif et bioéthique dans le domaine de la génétique et du génie génétique en Chine.
(2) Le Cerveau, la Machine et l’Humain de Pierre-Marie Lledo (Odile Jacob)
(3) Très instructif également, le blog de Giusseppe Gangarossa « Aux frontières du cerveau » (sur le site cnrs.fr)

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