Inspiré par le philosophe Paul Ricœur, rencontré en 1999, le président est marqué par son empreinte. Plongée dans un parcours intellectuel qui éclaire ses choix politiques.
Ricœur et Macron, le philosophe et l’étudiant
LE MONDE | 17.05.2017 | Par Nicolas Truong
Mais qui est-il ? Ricœur ou Rothschild ? L’héritier de Michel Rocard ou une rock star ? Le président Nouveau Monde ou celui de la fin de l’Histoire ? Est-il la figurine choyée de l’élite déterritorialisée ou la figure réconciliatrice d’une France fracturée, l’homme de la troisième voie ou la tête de pont du capitalisme financier ?
Depuis le sacre du Louvre, dimanche 7 mai, la France se demande de quelle façon Emmanuel Macron relie sa pensée à son action. Depuis sa victoire éclair, le monde s’interroge sur la manière dont cette start-up politique articule le dire et le faire, de quelle manière ce jeune monarque républicain aux allures de chérubin conjugue sa formation philosophique à sa pratique politique.
La réponse est sans doute dans ce « et en même temps » que le nouveau président prononce si souvent. Car Emmanuel Macron se présente à la fois comme de gauche et de droite, social et libéral, soucieux de conjuguer le roman national et l’histoire globale, le sacre de Reims et la Fête de la Fédération, Pierre Nora et Patrick Boucheron, la mémoire et l’oubli, la révolution et la monarchie.
Chez Jean-Pierre et Catherine Goldenstein, en février 2003 : De gauche à droite, Paul Ricœur, François Dosse, Antoine Garapon et Emmanuel Macron. CATHERINE GOLDENSTEIN
Une source qui ne s’est pas tarie
Ce n’est pas le « ou bien ou bien » kierkegaardien mais le « et » ricœurien, cette façon de penser ensemble des choses hétérogènes, qui le caractérise. « Vouloir par exemple en même temps la libération du travail et la protection des plus précaires, cette manière d’introduire une tension soutenable entre deux énoncés apparemment incompatibles, est vraiment très ricœurienne », explique Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté de théologie protestante de Montpellier.
Lire aussi : Emmanuel Macron à Paul Ricœur : « Je suis comme l’enfant fasciné à la sortie d’un concert »
« C’est Ricœur qui m’a poussé à faire de la politique », déclare M. Macron dans un entretien à l’hebdomadaire Le 1 (n° 64, 8 juillet 2015, repris dans Macron par Macron, L’Aube, 136 pages, 9,90 euros). D’où l’importance de remonter à la source, qui ne s’est d’évidence pas tarie.
En 1999, François Dosse, historien, professeur à Science Po et biographe de Paul Ricœur (1913-2005) cherche, à la demande du célèbre philosophe, un jeune doctorant pour vérifier les notes de bas de pages, les références et l’appareil critique de l’œuvre que Ricœur est en train de rédiger, L’Histoire, la mémoire, l’oubli, qui paraîtra aux éditions du Seuil en 2000.
Il propose à Emmanuel Macron, son étudiant « brillant, souriant, affectueux, sensible et conceptuel, pas ramenard ni singe savant » d’entrer en contact avec le maître de l’herméneutique et de la phénoménologie française.
Intenses échanges intellectuels
Peu impressionné en raison de sa « complète ignorance » de l’œuvre de Ricœur, qu’il n’avait pas lu, Emmanuel Macron pousse alors la porte des Murs Blancs, la maison de Châtenay-Malabry que les disciples du philosophe connaissent bien.
De la rencontre entre ce professeur de 86 ans et ce jeune homme de 22 ans naîtra une véritable relation de travail doublée d’une « relation affective du fils adoptif au (grand-)père spirituel », témoigne François Dosse. Souvent mise en doute ou contestée, l’intensité des échanges intellectuels fut réelle (« Macron, un intellectuel en politique ? », Le Monde du 2 octobre 2016).
Les « notes d’orientation » rédigées par Emmanuel Macron et conservées dans les archives du Fonds Ricœur à la Bibliothèque de l’Institut protestant de théologie de Paris, que Le Monde a pu consulter, renseignent sur la nature des apports de l’impétrant.
Macron prodigue à Ricœur des conseils éditoriaux : « Définir plus précisément le concept de chronosophie », écrit-il (à propos de la page 24 du manuscrit du chapitre 1, consacré à la mémoire et aux phénomènes mnémoniques). Il suggère des références bibliographiques : « Ne peut-on pas citer, au sujet de l’événement, Paul Veyne et son discours inaugural au Collège de France ? » (page 35). Et se risque même à quelques appréciations élogieuses ou lapidaires : « Fin très bonne » (p. 41) ou « A refaire. Précisez dès le début que vous présentez des hypothèses, formulez clairement le choix d’une histoire des mentalités » (à propos de la page 9 du chapitre 2 dédié à l’épistémologie des sciences historiques).
Densité des discussions
Amie intime de la famille Ricœur et chargée des archives du penseur protestant, Catherine Goldenstein témoigne de la densité des discussions « d’égal à égal » entre les deux hommes.
Celle qui accompagna Simone Ricœur, la femme du philosophe qui « s’éteignait comme une petite chandelle » et qui aida Paul Ricœur à traverser son deuil après sa mort, se souvient de « la délicatesse » de l’étudiant envers le philosophe. De son « autorité » aussi parfois, mêlée à une profonde gratitude.
Cette capacité de l’individu à développer ses propres potentialités, qui avait été théorisée par Paul Ricœur, est au cœur du logiciel macronien
Dans une lettre inédite, dont nous reproduisons l’intégralité, Emmanuel Macron écrit à Paul Ricœur qu’il ne doit voir « aucune présomption » dans les notes et remarques qu’il vient de lui adresser. Et déclare : « Je suis comme l’enfant fasciné à la sortie d’un concert ou d’une grande symphonie, qui martyrise son piano pour en sortir quelques notes ; à force de vous lire, de vous suivre dans l’analyse, j’ai l’envie, l’enthousiasme de m’y risquer ».
Ainsi, « n’en déplaise aux mauvaises langues », relève Olivier Mongin, directeur de la publication de la revue Esprit et ami des deux hommes, il y a bien eu « une rencontre véritable entre le vieux sage et le jeune philosophe qui s’intéresse à Hegel et Marx à l’époque ».
Mais que reste-t-il de Ricœur en lui ? Une « forte empreinte », assure François Dosse, soucieux de faire mentir ceux qui prétendent que cette proximité fut usurpée, voire instrumentalisée.
Tout d’abord une philosophie de la volonté qui vise à « tout faire pour rendre l’homme capable », a déclaré Emmanuel Macron le 16 novembre 2016 à Bobigny, lors de l’annonce de sa candidature.
« Devenir maître de son destin »
Car dans la pensée ricœurienne, la fragilité de « l’homme faillible » n’empêche pas « l’homme capable » d’être en mesure de mobiliser en lui-même des ressources inemployées. A la « capacité d’être lui-même » de l’homme souffrant ou agissant de Ricœur correspond chez Macron la possibilité du citoyen de parvenir à « la libre disposition de soi-même » et de « réaliser ses talents ».
Cette capacité de l’individu à développer ses propres potentialités, qui avait été théorisée par Paul Ricœur, ou bien cette « capabilité » conceptualisée plus tard par l’économiste Amartya Sen, sont au cœur du logiciel macronien. Ainsi, selon Emmanuel Macron, la politique doit « déployer le cadre qui permettra à chacun de devenir maître de son destin, d’exercer sa liberté. Et de pouvoir choisir sa vie ».
La force du récit, aussi, est un puissant motif ricœurien chez le président. Un « pouvoir de raconter » qui, comme le disait Ricœur lors de la réception du Kluge Prize, en 2005, « occupe une place éminente parmi les capacités dans la mesure où les événements de toute origine ne deviennent lisibles et intelligibles que racontés dans des histoires ».
Ainsi « l’identité narrative » de Ricœur s’oppose aux identités figées, puisque le récit que l’on fait de sa propre vie, écrit le philosophe, « offre la possibilité de raconter autrement et de se laisser raconter par les autres ». C’est précisément ce qui arrive à Emmanuel Macron, qui met en scène sa propre histoire et le récit de sa généalogie : « J’étais donc un enfant de la province (…). Né dans la Somme, je vivais l’entrée à Paris comme une promesse d’expérience inouïe, de lieux magiques. » (Révolution, 264 pages, 17,90 euros).
« Le vrai projet patriote »
Le storytelling de meeting a souvent été pointé. Mais sa conception du récit héritée de Ricœur lui fait préférer les appartenances aux essences. Ainsi n’oppose-t-il pas « l’identité heureuse » d’Alain Juppé à « l’identité malheureuse » d’Alain Finkielkraut, mais il propose une histoire ouverte de l’identité de la France.
« Ce que nos adversaires disent, c’est qu’il y a quelques vrais Français, de souche, paraît-il. Moi, je ne sais pas ce qu’est une souche unique ; nous en avons tous de multiples. Donc, notre projet, c’est le vrai projet patriote. Parce qu’être patriote, c’est aimer le peuple français, son histoire, mais l’aimer de manière ouverte », déclare Macron à Reims, le 17 mars. « Le projet national français n’a jamais été un projet clos », prolonge-t-il dans le magazine L’Histoire, car la culture nationale s’est construite dans « l’ouverture au grand large ».
Ainsi l’identité narrative est une subtile dialectique du « même » et de l’« autre », et permet à l’individu tout comme à un pays d’ailleurs, d’être pluriel, ouvert, divers : « Soi-même comme un autre », disait Paul Ricœur.
Une pensée de la mémoire enfin, qui éclaire sans doute les débats houleux suscités à ce sujet par les prises de position d’Emmanuel Macron sur la colonisation. Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), ouvrage au sein duquel l’ancien étudiant est remercié pour sa « critique pertinente de l’écriture et la mise en forme de l’appareil critique », Paul Ricœur défend l’idée d’une « politique de la juste mémoire ». Entrant de plain-pied dans les controverses hautement sensibles du moment, le philosophe se déclare « troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli ».
Appartenant à une génération qui, sur le plan historique, n’a « ni totems ni tabous », Emmanuel Macron n’a pas hésité à mettre la plume dans la plaie lorsqu’il qualifia, à Alger, la colonisation de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie ». Et il ne faut pas oublier que c’est l’attitude du socialiste Guy Mollet qui, lors de la guerre d’Algérie, poussa Ricœur à quitter la SFIO.
Mais, ici encore, il s’agit de concilier les contraires. Il s’agit pour le président de dire « en même temps » que « la racine du phénomène colonial est mauvaise » et de « reconnaître la souffrance des harkis et des pieds noirs ». Conclusion de Macron dans une formule que n’aurait pas démentie Ricœur : une politique digne de ce nom doit aujourd’hui « réconcilier les mémoires ».
« Ethique de la discussion »
Un respect et une reconnaissance des points de vue opposés lorsqu’ils se déploient dans le cadre de l’argumentation rationnelle, comme en témoigne par exemple son souhait de faire applaudir ses adversaires le soir du premier tour, s’inscrivent également dans les pas du philosophe.
« Paul Ricœur disait souvent : “Tous les livres sont ouverts devant moi. Toutes les pensées, tous les points de vue.” Il avait une extraordinaire capacité de comprendre l’altérité, et de ne pas délégitimer le point de vue opposé au sien avant de le critiquer. Emmanuel Macron s’est souvent réclamé de cette éthique de la discussion », fait observer la philosophe Monique Canto-Sperber, théoricienne du libéralisme de gauche.
Autre point central pour comprendre la filiation intellectuelle du nouveau président : Ricœur, « c’est l’autre voie de Mai-68 », fait observer Emmanuel Macron (Macron par Macron, p. 22). Non pas celle de la déconstruction, mais celle de l’interprétation ; non pas celle de la révolution, mais celle de la réforme.
Ricœur n’est pas sur les barricades dans ces années de poudre, mais à Nanterre dont il sera le doyen entre 1969 et 1970, un jour même chahuté par des étudiants insurgés de l’université. Ricœur permet donc à Macron de refuser le repli rance des réactionnaires tout comme une certaine outrance des gauchistes libertaires.
C’est pour cela qu’il faut lire jusqu’au bout la phrase d’Emmanuel Macron : « C’est Ricœur qui m’a poussé à faire de la politique, parce que lui-même n’en avait pas fait. » Parce le philosophe était « malheureux de tout ce qu’il n’avait pas dit lors de cette période » et fut, comme beaucoup, intimidé par « la brutalité du moment », poursuit-il. Il faut donc passer de la réflexion à l’action. Non plus seulement dire, mais faire.
Troisième voie
Ainsi Emmanuel Macron fait sienne la célèbre phrase de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer. » Mais, cette philosophie de l’agir le conduit bien loin de l’insurrection prolétarienne chère au philosophe allemand. Il s’agit d’une « révolution » réformiste qui s’inscrit dans le sillage de Michel Rocard, dont Ricœur était proche et avec qui il dialogua longuement au sein de la revue Esprit (Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, Paul Ricœur, Seuil, 232 pages, 21 euros).
Cette revue fondée en 1932 par Emmanuel Mounier représenta d’ailleurs un précieux « foyer de discussion » tant pour le maître que pour l’élève. Au point qu’Antoine Garapon, juriste et actuel directeur de la rédaction aille jusqu’à percevoir en Emmanuel Macron un « devenir du personnalisme », à savoir un prolongement de la philosophie de Mounier qui, à l’époque, cherchait une troisième voie entre le capitalisme et le communisme à partir d’une morale fondée sur le respect de la personne.
Entre 2000 et 2011, Emmanuel Macron a publié six articles et comptes rendus d’ouvrages dans la revue Esprit, dont un sur la réforme de l’Etat et un autre sur L’Histoire, la mémoire, l’oubli, tout à fait « remarquables et pour lesquels il n’y avait rien à retoucher » se souvient Marc-Olivier Padis, alors directeur de la rédaction d’Esprit.
Retiré du comité de rédaction dans la foulée de sa candidature, Emmanuel Macron – qui a été membre de son conseil d’administration – demeure aujourd’hui actionnaire de la revue.
L’actualité confère à l’article intitulé « Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? » (Esprit, mars-avril 2011) une saveur tout à fait particulière. Critiquant la polarisation du temps politique sur la préparation de l’élection, qualifiée de « spasme présidentiel », Macron estime que « le débat idéologique » est la condition même de la « restauration de l’action politique », trop souvent contrainte d’adopter des lois dans l’urgence et « la pression médiatique qui impose une quasi-transparence, en temps réel, de la décision ». (« Dans l’Esprit d’Emmanuel Macron », Le Monde de 1er septembre 2014).
Un progressisme libéral
Mais quelle est donc son idéologie ? En voulant rassembler des personnalités de droite et de gauche, l’ancien ministre de l’économie a choisi la coexistence d’éléments en apparence divergents plutôt que l’opposition des contraires.
-
Macron préfère donc le dialogique à la dialectique. Mais le président bipartisan n’en est pas moins le théoricien d’un dépassement des contradictions par une synthèse nouvelle. A l’opposition gauche-droite, Emmanuel Macron veut substituer celle entre progressistes et conservateurs. Ainsi le président oppose-t-il la « mise en mouvement » contre le cloisonnement (des idées comme des villages).