Birmanie – Témoignages de l’enfer des Rohingyas abandonnés : Sur les routes de la déportation

Le Temps 14/09/2017

Depuis le 26  août, la minorité musulmane de Birmanie est chassée vers le Bangladesh sans espoir de retour, victime de ce que l’ONU vient d’appeler un «exemple classique de nettoyage ethnique». Reportage sur les routes de la déportation
Ils ont couru, marché, trébuché, puis couru encore; ils sont exténués, affamés, certains sont blessés; ils ont fui, la mort aux trousses et la peur au ventre. Ils traînent avec eux le souvenir de leurs morts et la liste sans fin de leurs disparus. Il y a, dans l’exode forcé des Rohingyas de Birmanie, dans la fuite de ces maudits, un air de fin du monde.
Deux semaines après les premières arrivées de Rohingyas dans le sud du Bangladesh, sur l’autre rive de la rivière Naf – qui sépare le Bangladesh de la Birmanie –, le doute n’est guère permis: les Rohingyas n’affrontent pas une persécution supplémentaire, un énième épisode de la longue série de cataclysmes meurtriers qui a marqué l’histoire tragique de cette communauté musulmane de l’Arakan (appelé par les autorités birmanes Etat de Rakhine). Cette fois, les Rohingyas birmans sont la cible d’une campagne de déportation systématique, dont l’objectif semble être qu’elle soit totale et définitive. Une fin de leur monde.
Un exode massif
Parcourir la Route n° 1, qui relie Cox’s Bazar à Teknaf, chaque jour à l’aube, s’aventurer dans les sentiers à l’est de la route, marcher dans les collines autour de Gundam, puis dans les rizières, en allant vers le sud, longer les berges de la Naf jusqu’à ce qu’elle se jette dans le golfe du Bengale, offre une idée de ce qui est à l’œuvre à la frontière banglado-birmane. Tous les témoignages concordent: seuls les morts, les blessés agonisants, les disparus – hommes cachés dans la jungle ou enfants perdus en chemin – et quelques vieillards, trop faibles pour entreprendre ce voyage, ne fuient pas la Birmanie.

Des réfugiés rohingyas au Bangladesh, le 12 septembre 2017. Dan Kitwood / Getty
«Partez!» «Vous avez une minute pour quitter le village!» «Vous devez tous partir!» «Partez ou vous allez tous mourir!» Ce sont les ordres donnés par l’armée birmane aux plus chanceux des Rohingyas, ceux qui ont eu droit à des paroles avant les tirs, et qui ne laissent aucun doute sur ce que l’ONU vient de qualifier d’«exemple classique de nettoyage ethnique».
L’expulsion des Rohingyas n’est pas nouvelle: avec des pics de violence allant en s’intensifiant depuis vingt-cinq ans, les damnés de Birmanie, dont Rangoun n’a jamais reconnu la citoyenneté, étaient déjà, avant cette crise, la plus grande communauté apatride du monde (la nationalité birmane leur a été supprimée en 1982).
Une politique de terreur
«Partez ou vous allez tous mourir!» Ce qui semble nouveau, cette fois-ci, c’est l’ambition birmane d’en finir avec la question rohingya. Les témoignages d’hommes s’étant cachés dans la jungle, à l’orée des villages, confirment cet aspect définitif: ceux qui restent derrière les fuyards sont exécutés, et les villages sont systématiquement brûlés.
Nous avons abandonné au village quelques vieillards, qui doivent avoir été tués. Saydoul Amin, réfugié de Shilkhali
Les premiers jours, lorsque certains, tapis dans la jungle, hésitaient encore entre prendre la route du Bangladesh et attendre de rentrer éventuellement chez eux, ils étaient traqués soit par les soldats birmans, soit par leurs supplétifs des milices bouddhistes. Une politique de terreur s’est déployée dans les collines, les forêts et les rizières.
Le plus souvent, les Rohingyas n’ont pas eu droit à des paroles. Les unités arrivant dans les villages ont immédiatement ouvert le feu sur les maisons, pendant que les miliciens, armés de machettes et de couteaux, pourchassaient les fuyards. Nul besoin d’ordre ni d’explication pour faire comprendre aux communautés qu’elles devaient fuir sans se retourner.
«Ils brûlent des maisons»
Un matin, à l’aube, Shilkhali et les villages alentour sont incendiés. Les colonnes de fumée sont parfaitement visibles depuis la rive bangladaise de la Naf. Trois heures plus tard, Sayedul Amin et Mohammed Tayeb sont les premiers à arriver à Kanchrapara.
«Les soldats sont arrivés il y a quatre jours et, depuis la nuit dernière, ils brûlent des maisons à intervalles réguliers, raconte Sayedul Amin. Nous étions réfugiés sur la berge de la rivière. Nous avons abandonné à Shilkhali quelques vieillards, qui doivent avoir été tués. Ce matin, ils ont tout incendié derrière nous, et nous avons enfin pu trouver un bateau de pêcheurs pour traverser la rivière.»
Ensuite, il faut marcher avec de la boue jusqu’au torse, puis longer les rizières pendant cinq kilomètres. Les deux hommes sont exténués. A Kanchrapara, ils vont attendre les autres. «Seuls deux bateaux ont traversé, à cause d’une patrouille navale. Les pêcheurs ont peur. Parfois, l’armée confisque un bateau, ou le heurte pour le couler. Alors les autres attendent sur la berge que la patrouille soit partie.»

Beaucoup sont morts noyés en traversant la Naf à la nage ou à la suite du naufrage de leur embarcation. Une nouvelle colonne de fumée, puis une deuxième, puis une troisième, s’élèvent à l’horizon. Les villages brûlent les uns après les autres, méthodiquement.
Une stratégie de terre brûlée
Vu le flot ininterrompu de réfugiés arrivant au Bangladesh, le nettoyage ethnique semble inexorable. La tâche principale des unités militaires birmanes déployées dans l’Arakan, renforcées par les 33e et 99e bataillons d’infanterie légère, réputés pour leur brutalité (et dont la présence est confirmée par des réfugiés identifiant les insignes de leur uniforme, selon un enquêteur international), est une politique de terreur et de terre brûlée.
Les militaires ne poursuivent ainsi pas systématiquement les fuyards sur les berges de la Naf. Soit ils ne sont pas assez nombreux, soit ils n’en ont pas reçu l’ordre. La priorité semble être de brûler les villages et de briser tout espoir de retour.
Après l’attaque d’une vingtaine de postes frontières, le 25 août, par des rebelles de l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) – ayant donné lieu à des combats qui auraient fait, selon Rangoun, une centaine de morts, dont une dizaine de policiers –, l’Etat d’Arakan s’est embrasé. Les tueries et exécutions furent légion les premiers jours.
Sept jours de marche
Le 26 août fut un bain de sang. Les jours qui suivirent aussi. Les unités de combat étaient souvent devancées d’une minute par les soldats des postes voisins des villages, que les Rohingyas connaissaient, et dont ils ne s’attendaient pas à ce qu’ils ouvrent le feu sans sommation. D’où l’effet de surprise.
«A Soapran, les soldats sont arrivés le matin du 26 août avec des bouddhistes armés, raconte Mohammed Siddiqi. Ils ont tiré sur les maisons, puis sur les habitants qui s’enfuyaient. J’étais dehors et j’ai couru dans la jungle. Mon fils de 15 ans, une belle-fille de 21 ans et sa fille âgée de 2 mois ont été tués.»
Une fois dans les collines, les villageois se sont regroupés et ont entamé un éprouvant voyage de sept jours. «Pour le moment, nous déplorons 284 disparus. Certains sont peut-être encore en chemin, mais je pense que la plupart ont été tués.» Mohammed Siddiqi attend, dans le camp de réfugiés de fortune d’Unchiparang, le retour de l’hôpital d’un autre fils, un enfant de 9 ans, blessé d’une balle dans la cuisse.
Aucune organisation humanitaire n’est présente sur la route
Son fils aîné, Mohammed Jobair, a perdu femme et enfant. «Sans prévenir, sans rien dire, les soldats ont tiré en rafale sur les maisons. Ma femme, qui tenait notre fille contre elle, a reçu une balle qui lui a traversé l’épaule et les a tuées toutes les deux. J’ai couru vers la rizière. Les soldats nous ont poursuivis. J’ai fait le mort dans la boue. Un soldat m’a frappé le corps, puis il est parti. Deux heures plus tard, j’ai vu que le village brûlait.»
« Les soldats achèvent les blessés et on ignore où ils les enterrent; après, ils brûlent les maisons » Abdul Kashim, réfugié d’Hassorata
Assise de l’autre côté de la route, parce qu’il n’y a plus de place dans le camp de réfugiés improvisé, Sanjida caresse la tête de Salman, âgé de 9 mois, dont le pied droit est brûlé. «A Merullah, ils ont mis le feu aux maisons directement. Le temps de récupérer mon enfant sur sa couche, son pied avait brûlé.» Depuis son arrivée au Bangladesh, Salman n’a reçu aucun soin.
Aucune organisation humanitaire n’est présente le long de la route de Teknaf. Sanjida apprend que des soins peuvent être délivrés dans les dispensaires des camps de réfugiés «officiels», créés par les autorités bangladaises après les exodes des années 1990, de Kutupalong et Nayapara. Personne ne le lui a dit.
Pas de retour possible
Hasina Begum, elle aussi de Merullah, a eu de la chance. Elle a perdu ses deux parents, mais, enceinte de huit mois, elle est parvenue à fuir et à accoucher ce 26 août. Après la panique et la course éperdue vers la forêt, elle a senti les contractions. «J’ai accouché dans une cabane près de la rivière.» Avec son mari, Abdul Hamid, et leurs désormais trois enfants, ils ont mis deux semaines à rejoindre le Bangladesh. Allongés dans l’herbe au bord d’une rizière, au nord d’Unchiparang, ils sont épuisés et affamés. Hasina a le regard grave et fiévreux. Abdul, lui, sourit d’avoir sauvé les enfants. Le dernier-né n’a pas encore de prénom.
«Il est hors de question de rentrer un jour chez nous. Il n’y a plus rien là-bas. Rien, explique calmement Abdul Kashim, d’Hassorata, qui est arrivé à Teknaf dans la nuit. Mon fils Ibrahim a été touché par une balle pendant que l’on courait, et nous ne l’avons plus revu. Les soldats achèvent les blessés, et on ignore où ils les enterrent; puis ils brûlent les maisons. Il n’y a plus rien…»
Depuis le 26  août, la minorité musulmane de Birmanie est chassée vers le Bangladesh sans espoir de retour, victime de ce que l’ONU vient d’appeler un «exemple classique de nettoyage ethnique». Dan Kitwood / Getty
Quelque 370 000 Rohingyas ont quitté la Birmanie en deux semaines, selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU. Dans les milieux humanitaires, à Cox’s Bazar, l’idée commence à circuler qu’un million de Rohingyas birmans va arriver au Bangladesh. La terreur par les exécutions, les viols et les violences, l’étendue géographique des opérations militaires, la destruction systématique des maisons, l’ordre de «partir ou mourir»: ce nettoyage ethnique est d’une ampleur inégalée. Reste à savoir si Rangoun a l’intention d’appliquer cette politique jusqu’au dernier Rohingya.
Note complémentaire – Comprendre la crise des Rohingya Le Monde

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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