Birmanie – La tragédie humanitaire des réfugiés rohingya

Les centaines de milliers de musulmans victimes d’un nettoyage ethnique en Birmanie vivent un enfer au Bangladesh voisin. Les lieux d’accueil sont limités et difficiles d’accès.
LE MONDE | 22.09.2017 | Par Rémy Ourdan (de ShahPorir Dwip à Ukhia (frontière banglado-birmane), envoyé spécial)
 C’est une « île ». Une drôle d’île, un bout de continent envahi par les eaux. La route n° 1, qui traverse la péninsule de la région de Cox’s Bazar, au sud du Bangladesh, entre le fleuve Naf et le golfe du Bengale, allait auparavant jusqu’à Shah Porir Dwip, un port de pêcheurs et de trafiquants.
Désormais, dix kilomètres au sud de Teknaf, elle s’amenuise peu à peu, le bitume suinte puis s’effrite, jusqu’à disparaître. Ni la route ni les digues n’ont été entretenues. Il faut parcourir les 600 derniers mètres de ce qui fut une route nationale à pied, en file indienne. C’est en bateau que l’on rejoint ensuite Shah Porir Dwip.
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Près du port, commerçants et bandits, bangladais comme rohingya installés là depuis d’anciens exodes, règnent sur tout ce qui traverse le fleuve Naf. Ils affrètent des embarcations destinées à acheminer les biens des réfugiés birmans les plus prospères, vaches et chèvres ou stocks de riz, qu’ils achètent au plus bas prix sans que le propriétaire, déraciné, menacé s’il le faut, ait de marge de négociation.

Un famille prépare le déjeuner dans un abri de fortune dans le camp de Kutupalong. EDOUARD ELIAS POUR LE MONDE
Rarement, pour un tel flot de réfugiés passant de la guerre à un pays en paix, le désert humanitaire n’a été aussi criant. Il faut chercher dans l’histoire récente des conflits, dans les recoins les plus abandonnés de la planète – notamment en Afrique et là où des réfugiés arrivent dans une zone elle-même encore en guerre – pour trouver un tel abandon. Et maintenant qu’une réponse humanitaire semble fragilement s’amorcer, c’est le ciel qui s’est, durant quelques jours, acharné sur les damnés de Birmanie.

Un homme a démonté sa tente de fortune afin de se mettre à l’abri de la montée des eaux, sur la route entre Teknaf et Balukhali, le 19 septembre. EDOUARD ELIAS POUR LE MONDE
A ce moment charnière entre la fin des moussons et l’arrivée de l’hiver, les camps de fortune et les abris ont été envahis par les eaux. Dans un camp improvisé, non loin de Balukhali, aucune tente n’est plus au sec. Les eaux ont débordé des rizières ou dévalé la pente de la colline. Entre le camp et la route, les adultes marchent dans la boue jusqu’à la taille, leurs enfants dans les bras, pour aller chercher des provisions. Un homme est immobile. On ne sait s’il est paralysé face aux remous de cette rivière de pluie ou par la fièvre qui se lit dans son regard désemparé et agite son corps frêle et grelottant.

Un homme, sa femme et sa fille quittent une zone inondée pour accèder aux collines, sur la route entre Teknaf et Balukhali, le 19 septembre. EDOUARD ELIAS POUR LE MONDE
L’accueil des réfugiés par le Bangladesh est paradoxal. Il y a une empathie spontanée, une solidarité villageoise, une mobilisation d’associations islamiques et une aide de certains notables. Mais tout cela s’accompagne d’une dureté des autorités gouvernementales et provinciales, une absence de coordination humanitaire pendant les trois premières semaines, et un refus de se dire que ces réfugiés sont peut-être au Bangladesh pour longtemps. « Nous n’avons aucun pays, ni là-bas ni ici », constate Abdul Rahman, avec un sourire mêlant ironie et désespoir.
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C’est ainsi que la plupart des exilés ont vécu une vingtaine de jours au bord des routes et des chemins, dans le dénuement le plus total. Pour des raisons politiques, les pourtant très efficaces membres de Médecins sans frontières, d’Action contre la faim et autres ONG, de même que les agences de l’ONU – HCR (réfugiés), OIM (migrants), Unicef (enfants), PAM (alimentation) –, ne peuvent opérer que dans les camps bangladais « officiels », comme à Kutupalong. Les humanitaires sont donc absents des points de passage et d’arrivée des déportés. Ils ne portent pas assistance aux bords des routes. C’est aux Rohingya exténués, affamés, et privés de la moindre information, de trouver le chemin d’un hôpital ou d’un camp où un minimum d’alimentation et de soins sont accordés.
1 400 orphelins parmi les réfugiés
Les trois premières semaines furent ainsi celles du chaos, du dénuement et de la misère. Des familles entières ont vécu sur des terres alternativement poussiéreuses et boueuses, selon les jours de soleil implacable ou de pluies torrentielles. Et la moitié des réfugiés sont des enfants particulièrement vulnérables (250 000 dont 1 400 orphelins, selon l’Unicef), malnutris, vivant à même le sol, avec au mieux un arbre ou une bâche en plastique pour se protéger des intempéries.
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Les associations islamiques de la capitale bangladaise, Dacca, et de la province de Chittagong, ainsi que, récemment, des organisations de Turquie et de pays musulmans d’Asie et du Golfe, s’activent pour leur venir en aide. Toutefois, à part de précieux sacs de riz, certains volontaires en tunique blanche immaculée jettent des camions des vêtements si misérables et déchirés que les Rohingya les utilisent davantage pour s’isoler du sol ruisselant que pour se vêtir. Et si, parfois, des imams s’arrêtent, c’est le temps d’une prière et d’une distribution de corans qui ne semblent guère être la préoccupation principale des réfugiés, même si ces villageois sont de pieux croyants.
La police bangladaise, appuyée à certains checkpoints par l’armée, a entrepris depuis quelques jours, à la suite d’une visite dans la région de la première ministre, Sheikh Hasina, et à des ordres de Dacca, de forcer les arrivants à rejoindre les camps de réfugiés officiels, déjà surpeuplés. Les camps de fortune sont anéantis les uns après les autres, comme pour orienter leurs occupants dans la bonne direction et éviter qu’ils ne restent trop longtemps au même endroit.
Près de Balukhali, un jour où la police n’est pas encore passée, ce sont des villageois bangladais qui veulent chasser les Rohingya d’un camp de fortune installé sous des arbres. « Ils nous ont donné jusqu’à midi pour quitter les lieux, sinon ils disent qu’ils viendront nous frapper, parce que ce terrain est boisé. Ils craignent que, si nous restons ici, ces forêts ne soient annexées par l’administration pour bâtir un camp, et qu’ils ne puissent plus couper et vendre le bois », raconte Sanjida, une mère de famille qui ne sait pas si ses trois enfants dormiront sous une tente le soir.
A la lisière forestière du camp de Kutupalong, où les réfugiés sont au contraire fermement conviés à s’installer, ce ne sont pas des villageois mais des éléphants qui ont semé la terreur. Probablement dérangés dans leur environnement naturel par cet afflux soudain de population, ils ont attaqué des familles durant la nuit : deux morts, neuf blessés. Quand le sort s’acharne…
« J’essaie d’aider les réfugiés, ce n’est pas toujours facile… »
« La coordination humanitaire entre le gouvernement, les agences de l’ONU et les ONG démarre enfin, même si nous avons du retard et manquons de ressources et de personnel, raconte Reza, le coordinateur bangladais du camp de Kutupalong. Nous allons étendre Kutupalong vers Madhuchara. Cela va devenir l’un des plus grands camps de réfugiés au monde. L’ONU s’est mise au travail… Bon, cela dit, elle n’amène que deux cents tentes par jour. » A ce rythme-là, il faudrait un an pour loger ceux qui sont déjà arrivés, sans compter qu’un autre demi-million de Rohingya pourraient débarquer si l’offensive militaire birmane dans l’Arakan se poursuivait avec le même objectif d’une déportation radicale et rapide.
Des associations caritatives  livrent des vivres ainsi que des materiaux divers aux réfugiés Rohingyas, régioin de Cox’s Bazar, le 19 septembre. EDOUARD ELIAS POUR LE MONDE
Le camp des arrivants sera distant de la route principale, au-delà des rizières, d’environ quatre kilomètres. Les réfugiés s’en inquiètent : ils craignent de ne plus avoir accès aux dons ni aux activités de la région. En dépit d’un discours empathique de Dacca et de l’ordre donné de commencer enfin à enregistrer les réfugiés, on devine une volonté bangladaise d’éloigner les parias rohingya de la route et des villages. Ce sera la pérennisation du cauchemar, un peu plus loin des yeux d’un monde déjà fort indifférent.
A Shah Porir Dwip, le chef du village, Fazlul Haqui, un respectable pharmacien, souffle un peu depuis que les arrivées ont été entravées par le déluge de pluie qui a rendu la Naf plus dangereuse à traverser. « J’essaie d’aider les réfugiés, ce n’est pas toujours facile… » Il donne parfois des médicaments, ou prodigue des conseils afin de rejoindre le continent.
Au bord de cette île dont l’extrémité nord tombe abruptement dans l’eau, là où la route reliait auparavant le village au reste du monde, les pêcheurs attendent les réfugiés. Cette seconde traversée est nettement plus brève que celle de la Naf, et ne coûte que 100 takas (1 euro) par personne sur un bon canot à moteur. Et même moins sur une barcasse en bois. Des drames s’y déroulent pourtant, comme si le long voyage des Rohingya vers une relative et misérable quiétude ne devait leur épargner aucune épreuve. L’autre jour, une femme a perdu son bébé dans l’eau brunâtre. Le pêcheur devenu passeur n’a même pas arrêté son bateau. De toute façon, nul à bord n’aurait plongé, paraît-il, aucun ne savait nager. Tremblante de douleur, serrant son aîné dans ses bras, la mère est arrivée sur la berge en hurlant sa détresse.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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