L’air du temps – La grenouille et le terroriste

« Les terroristes habitent nos pensées »
Depuis cinq ans et les attentats de Toulouse, les djihadistes ont « imposé leur irrationnel » dans nos esprits, estime dans sa chronique Benoît Hopquin, directeur adjoint de la rédaction du « Monde ».
Le Monde |  08.10.2017 | Par Benoît Hopquin

Chronique. Les terroristes ont-ils gagné ? On pourra les écraser, de Mossoul à Rakka. On pourra les traquer en France, d’une cache l’autre, de pavillons en barres d’immeubles. Mais s’il reste un endroit où ils sont solidement établis, c’est bien dans nos têtes. Ils y sont barricadés, et sans doute pour longtemps. Ils habitent nos pensées. Ils nous obsèdent. Un attentat après l’autre, une tentative avortée après un complot déjoué, ils ont barre sur notre inconscient. Et on ne parle pas là seulement de ces déséquilibrés qui miment la barbarie des djihadistes, copient leur vertige mortifère, ajoutant à notre propre confusion mentale.
Comment ne pas sentir que nos esprits sont devenus des places fortes qu’ils ont investies, ces djihadistes. Ils y ont imposé leur irrationnel. A commencer par sa forme la plus criante : la peur. Un rien, un comportement étrange, un bruit suspect, un colis à l’avenant, suffisent à la réveiller. Des sirènes dans la rue ? Un affolement de policiers ? Une simple rumeur ? Le cerveau s’emballe, suppute, échafaude. Serait-ce… ?
Dimanche 1er octobre, ce fut. A Marseille, gare Saint-Charles, l’horreur a fait irruption. Deux jeunes femmes tuées par une énigme humaine. Deux étudiantes qui avaient la vie devant elles, toutes les promesses de leurs 20 ans. Elles ont croisé un chemin et un regard, immolées par la fatalité d’une rencontre autant que par le vœu d’un meurtrier.
On résiste par un feint mépris
Le plus effroyable est qu’on s’endurcit, qu’on ne s’habitue pas, mais qu’on se blinde. On fait avec, on fait semblant, on fait comme si, on fait comme avant. On continue de fréquenter les terrasses, les spectacles, les stades. On sait inévitable ce côtoiement de la violence, ce surgissement de la mort. On résiste par un feint mépris. On fait la nique aux apôtres du malheur. Du moins le croit-on. Mais comment ne pas sentir que notre insouciance s’érode un peu plus à chaque coup de boutoir.
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« En cinq ans, on s’est habitué à l’inhabituel. L’exception devient la règle, jusque dans la loi »
Comment nier cette conquête des consciences. Le lendemain de la tuerie marseillaise s’ouvrait le procès du frère de Mohamed Merah. Les attentats de Toulouse remontent à 2012. Cinq années seulement, mais qui nous ramènent à des temps d’innocence. Le terrorisme n’obnubilait pas alors notre quotidien. D’ailleurs, quand les premiers militaires ont été abattus par Merah, notre société a été lente à comprendre. Aujourd’hui, l’hypothèse d’un attentat s’imposerait d’emblée. Selon la formule consacrée, ce serait « la piste privilégiée par les enquêteurs ». Et par notre intime conviction, notre instinct. Tout devient terroriste, jusqu’à preuve du contraire. On mesure comment ces cinq années noyées de sang, bercées de la litanie des victimes, ont modifié notre cortex national.
Et cette obsession n’est plus le triste apanage de la capitale et des grandes villes. L’attente de l’inévitable ronge le pays au plus profond. Rien que ces derniers jours, la presse régionale n’a cessé de relayer cette angoisse latente. Des alertes à la bombe ont été signalées en gares de Moreuil ou de Bergues, près du beffroi d’Arras, dans un Ikea de Roques-sur-Garonne, près d’un square de Chambéry, à proximité du tribunal de Castres, liste non exhaustive.
En cinq ans, on s’est habitué à l’inhabituel. L’exception devient la règle, jusque dans la loi. Le texte antiterroriste adopté par l’Assemblée nationale cette semaine vient le confirmer. Il ne s’agit pas de hurler au liberticide, juste de constater que de tels articles auraient soulevé, avant 2012, un plus âpre débat. Mais, aujourd’hui, la plupart de ces dispositions ne font qu’inscrire dans la loi une pratique quotidienne, un état de fait, si ce n’est de droit.
Il n’est plus pour protester que des mal lunés
Ainsi, nous sommes-nous accommodés de voir la rue « enkakifiée », pour reprendre les mots de Pierre Desproges. Les patrouilles de militaires appartiennent désormais à notre paysage mental. Aujour­d’hui, il n’est plus pour protester que des mal lunés qui croient encore qu’un soldat battant le pavé ailleurs que sur les Champs-Elysées et un autre jour que le 14 juillet est le signe d’une dictature. Les autres, tous les autres, trouvent ces bruits de bottes plutôt réconfortants à l’oreille.
« L’indifférence serait la seule réponse d’être raisonnable aux marchands de terreur. Mais on sait bien qu’elle est impossible. Humainement impossible »
Les plots contre les camions-béliers poussent comme champignons dans notre environnement urbain, parfois déguisés en bacs à fleurs, modèle blockhaus. Cela choque encore un peu place Stanislas, à Nancy, où des esthètes ont grogné. Cela choquera un temps place des Terreaux à Lyon, où ils seront bientôt installés. Et puis on les oubliera. Comme on ne verra plus très vite le mur de verre ­antiballes qui encerclera bientôt la tour Eiffel. Ils deviendront comme ces barrières de sécurité devant les établissements scolaires, dont les élèves ont fait leur reposoir, sans se souvenir des raisons premières de leur présence. J’y pense et puis j’oublie, c’est là, c’est la vie.
On s’est déjà fait à tant de choses. A danser la gigue avec les portillons de sécurité, à ouvrir nos sacs à la commande. A être filmé dans la rue, espionné sur notre ordinateur. A être dûment badgé, scanné, palpé, photographié face-profil. Bien des lieux où on entrait comme dans un moulin sont ­devenus des Fort Knox, sans que nous nous en apercevions. Comme la grenouille qu’on jette dans l’eau froide d’une casserole et qui se laisse cuire à feu doux, sans penser à sauter hors du récipient, nous nous laissons ainsi échauder sans protester.
L’indifférence serait la seule réponse d’être raisonnable aux marchands de terreur. Mais on sait bien qu’elle est impossible, humainement impossible, tant ceux-là mettent de macabre imagination à nous envahir l’esprit. Ils nous atteignent au plus reptilien de notre cerveau. Et, même si cela coûte de le dire, cela signe bien leur victoire. Victoire provisoire au demeurant : nous en guérirons un jour, ne leur en déplaise, car, en notre for intérieur, nous savons bien que la vie sera toujours plus forte que la mort.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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