Malte : en Europe aussi, on tue les lanceurs d’alerte

Charlie Hebdo – 25/10/2017 – Jean-Yves Camus –
Être journaliste et enquêter dans  – et sur – un paradis fiscal, ça peut s’avérer mortellement dangereux. Y compris au cœur de l’Union européenne.
   
Par ses révélations sur la place de l’argent sale dans la politique maltaise, Caruana Galizia avait forcé le Premier ministre à convoquer des élections anticipées. Redoutée pour ses enquêtes visant à convaincre que son pays n’était plus un État de droit, elle a été tuée au volant de sa voiture, pulvérisée dans un attentat, le 16 octobre. Ce type d’élimination ciblée d’un lanceur d’alerte, fréquent dans les dictatures et les pays en guerre, s’est passé cette fois dans l’Union européenne. Si, à Bruxelles, la Commission se dit « horrifiée » et espère que toute la lumière sera faite sur ce meurtre, est-ce bien suffisant ?
A l’exception de l’attaque du 7 janvier 2015 à Charlie, Reporters sans frontières (RSF) n’a recensé que deux assassinats de journalistes en Europe, sur les dix dernières années : un directeur de radio tué en Grèce (sans doute par l’extrême gauche armée), un directeur de journal croate mort en 2008 et sans doute visé par la mafia locale. Selon RSF toujours, Malte est en 47ème position dans le classement de la liberté de la presse ; pas flambant, certes, mais mieux que l’Italie et nombre de pays de l’Est membres de l’UE.C’est pourquoi la mort de Daphné Caruana Galizia est un acte d’une exceptionnelle gravité, dont les auteurs doivent avoir un sacré sentiment d’impunité pour passer à l’acte. A ce jour, l’enquête n’a pas avancé, mais la pression politique se fait plus forte sur Malte, le plus petit État de l’Union européenne, devenu membre en 2004 et comptant quelque 450 000 habitants.
L’île de Malte n’est ni un pays artificiel ni une république bananière, elle a une longue histoire, une langue : c’est un carrefour d’influences arabes, italiennes, britanniques, résultat de sa position géographique unique entre l’Afrique et l’Europe. C’est aussi une république dotée d’un système politique démocratique et pluraliste, ou l’alternance joue entre travaillistes et conservateurs. Une fois cela dit, précisons que, pour le moins, la politique maltaise est parasitée par la structure très particulière de l’économie. Outre le tourisme, celle-ci repose sur l’hébergement de plus de 53 000 sociétés, dont 8 000 aux mains d’actionnaires italiens qui sont soit des exilés fiscaux, soit des hommes liés aux clans mafieux, souvent les deux à la fois. Si l’on en croit les « Panama papers »*, de grandes fortunes et de grandes sociétés de tous les pays  européens trouvent aussi un refuge fiscal sur l’île, également connue pour être le paradis des boîtes de jeux de hasard en ligne.

Un système économique opaque
Daphné Caruana Galizia avait eu un temps d’avance sur les « Panama papers » en révélant que l’ancien ministre de l’Énergie et le chef de cabinet du Premier ministre détenaient des avoir dans des sociétés offshore. Elle avait même impliqué l’épouse du chef du gouvernement, le travailliste Joseph Muscat. Sans se montrer plus tendre envers l’opposition de droite puisqu’elle estimait que la corruption avait gangrené jusqu’au cœur de L’État. Est-ce son statut de dénicheuse de scandales qui l’a tuée ? C’est l’avis de ces milliers de Maltais qui ont manifesté dans la rue après l’attentat. Mais on se demande pourquoi maintenant, alors que Muscat, contraint de convoquer des élections anticipées en juin dernier en raison des révélations de Galizia, avait été confirmé dans son poste par 55 % des électeurs.
Personne, en fait, ne lui impute la responsabilité du crime. En revanche, des intérêts non étatiques qui bénéficient de l’opacité du système économique maltais peuvent ne pas avoir eu de scrupules à supprimer une personne qui était devenue trop gênante. C’est pourquoi le président du Parlement européen a raison de demander une enquête internationale sur l’assassinat de la journaliste maltaise. Que celle-ci soit appuyée par le groupe du Parti populaire européen, donc par la droite, n’y change rien : si l’UE veut être crédible quand elle « tape » sur la Hongrie et la Pologne et quand elle dénonce les liens entre argent russe et politique, elle doit faire le ménage partout chez elle. Notamment dans un pays gouverné par un parti qui se dit de gauche, mais qui demande à Bruxelles de ralentir le rythme des réformes contre la fraude et l’évasion fiscale.
* Lire : Paradis fiscaux : Ce qu’il faut retenir des « Panama papers » ( LE MONDE / 10.04.2016)

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