Livre : Mathieu Ricard : une vision qui fait grandir

Top Nature N°138 – novembre/décembre 2017 – Dossier réalisé par Coline Enlart –
On ne présente plus Matthieu Ricard, photographe, auteur, interprète en France du Dalaï Lama. Qui ne connaît pas son engagement sur la voie bouddhiste ? Qui n’a pas entendu parler de ses livres ? Qui n’a pas contemplé les paysages himalayens de ses photos ? Matthieu Ricard est un repère, et nous avons bien besoin de repères pour avancer au quotidien, pour construire l’avenir. A l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage, « Un demi-siècle dans l’Himalaya« , aux Editions de La Martinière, nous l’avons interrogé sur ses choix vegan, humanitaires et spirituels, éclairés par ses cinquante années passées entre Népal, Inde et Tibet. Une super(be) dose d’énergie positive.
L’interview au sommet : 
En quoi votre vie dans l’Himalaya vous a-t-elle conduit sur la voie du véganisme ? N’étiez-vous pas précédemment végétarien ? De quelle façon cette évolution de votre alimentation s’est-elle inscrite dans le programme d’actions humanitaires de votre association Karuna Shechen ?
« Les animaux sont mes amis et je ne mange pas mes amis » disait George Bernard Shaw. Ne pas vivre de la souffrance et de la mort d’autres êtres sensibles est la moindre des choses si nous souhaitons faire preuve d’une cohérence éthique. Bien sûr, on peut aimer les chiens, manger les cochons et se vêtir des vaches, mais cela relève de la dissonance cognitive, d’une schizophrénie morale qui nous fait aimer les uns et tuer les autres par simple caprice.
 Tout le monde est, a priori, en faveur de la morale et de la justice et tout le monde est d’accord sur le fait qu’il est immoral et injuste de faire inutilement souffrir des êtres sensibles. La discussion s’arrête là. En effet, de nos jours il n’est nullement nécessaire de tuer, comme nous le faisons, 2 millions d’animaux par minute dans le monde (120 millions d’animaux terrestres et mille millions d’animaux marins chaque année) pour satisfaire nos désirs. En fait, tout le monde
y perd : les animaux sont les premières victimes. Les humains pâtissent également de cette situation, puisque 900 millions de tonnes de céréales qui pourraient nourrir plus d’un milliard d’habitants des pays où ils sont cultivés, sont consacrées chaque année à l’alimentation du bétail destiné à la production de viande dans les pays riches. De plus, l’élevage contribue à 15 % des émissions de gaz à effet de serre liées aux activités humaines, en deuxième position après les bâtiments et avant les transports. Enfin, de nombreuses études scientifiques (qui ont été recensées par l’OMS) montrent que la consommation régulière de viande est nuisible à la santé.
Je suis donc végétarien depuis cinquante ans. Je suis plus récemment devenu végane lorsque je me suis rendu compte que la production industrielle d’œufs et de produits laitiers infligeait des souffrances innommables aux animaux concernés. L’œuvre de notre association humanitaire Karuna-Shechen est essentiellement consacrée aux humains. Nous aidons plus de 250 000 personnes chaque année, en Inde du Nord, au Népal et au Tibet oriental dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Mais j’ai aussi dédié le revenu des certaines de mes conférences à des associations dédiées à la cause animale.
Deux moines en méditation, Amnyé Matchèn. Tibet, 2016.
Vous accordez une large place à la méditation dans l’Himalaya et lors de vos voyages à travers le monde. Quels conseils pratiques donneriez-vous à nos lecteurs qui souhaiteraient s’engager sur cette voie ? Le fait de contribuer à une vie meilleure pour les habitants des pays himalayens à travers Karuna Shechen ne contribue-t-il pas à vous ressourcer également en profondeur ?
L’entraînement de l’esprit, la méditation, est l’un des moyens que le Bouddhisme utilise pour remédier à la souffrance et à ses causes. Il ne s’agit donc pas de se « ressourcer » mais de dissoudre les toxines mentales qui provoquent et entretiennent la souffrance, à savoir l’animosité, l’attachement, le manque de discernement, l’arrogance et la jalousie. Plus encore, cette approche vise à éradiquer la cause la plus profonde de la souffrance : l’ignorance qui voile la compréhension de la nature véritable des choses.
Ici, la solitude apaisante des grands espaces renforce le sentiment de communion avec la nature et avec les êtres vivants. Si l’ermite choisit, pour un temps, de vivre en solitaire pour approfondir sa pratique spirituelle, ce n’est pas qu’il se désintéresse du sort de l’humanité, mais qu’il cherche à se transformer lui-même pour mieux transformer le monde. 
Pratiquer l’altruisme, comme nous nous efforçons de le faire de notre mieux au sein de Karuna-Shechen, vise à accomplir le bien d’autrui, sans calcul égocentré, mais l’altruisme s’avère aussi être la meilleure façon d’accomplir son propre bien, qui vient « de surcroît », comme un « bonus ». La poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec. Comme l’écrit ma sœur Ève dans l’un des ses poèmes : « Aime ton prochain comme toi-même / Mais commence par lui ».
En un demi-siècle, quels changements écologiques avez-vous observés dans l’Himalaya ? Dans ce sens, quelles sont les priorités écologiques de votre association pour les populations que vous accompagnez dans l’Himalaya : ethno-médecine ? Agroécologie ? Accès à l’eau ? Énergie solaire ?
J’ai pour sûr été témoin de la fonte des glaciers : au Népal, les neiges éternelles diminuent visiblement et les papillons arrivent dans les hauteurs de mon ermitage au Népal en janvier au lieu de mars. Au Tibet, la glace est moins épaisse l’hiver sur les lacs et rivières et elle dure moins longtemps. N’ayant pas anticipé ces changements, je ne les ai pas documentés systématiquement comme l’ont fait les climatologistes.
Karuna-Shechen comprend évidemment une composante écologique. Nous mettons l’accent sur l’énergie solaire et entraînons des femmes à devenir, en 2 ou 3 semaines, des « ingénieurs solaires » capables d’équiper leurs villages. Nous construisons des systèmes de collecte d’eaux de pluie et favorisons l’agriculture biologique rentable dans les villages. En particulier, à la suite des tremblements de terre qui ont ravagé le Népal en 2015, nous avons aidé plus de 200 000 personnes dans 620 villages. En Inde, nous avons entrepris de nombreux projets écologiques, par exemple, nous formons des femmes à devenir conductrices de rickshaw électriques (tricycles qui peuvent transporter jusqu’à six personnes) et avons plusieurs projets de recyclage.

Un demi-siècle dans l’Himalaya / Matthieu Ricard / Éditions de La Martinière 
Paru le 5 octobre 2017 Beau livre (broché) / prix standard 40 €
Ce livre est un choc. Un choc positif, mais un choc. Tant de couleurs, tant de grandeur, tant de bonheur. Non point un bonheur consumériste et volatile mais un sentiment de plénitude, de sécurité intérieure, de paix sans fin ni commencement. De tels endroits existent encore, malgré tout. Malgré l’invasion chinoise au Tibet et l’assimilation forcée, malgré la pauvreté, les séismes, les impacts écologiques irréversibles, malgré tout. De tels endroits et de tels maîtres tibétains de méditation, de tels endroits et de tels projets de vie pour les populations himalayennes, de tels endroits et de tels enjeux essentiels en terme de développement durable. Depuis un demi-siècle, Matthieu Ricard témoigne de l’Himalaya et de ses habitants avec un altruisme et une détermination sans équivalent. Fidèle à sa pratique quotidienne de moine bouddhiste, il offre généreusement à voir, à contempler, à méditer, à agir aussi car la vision du monde qu’il entend véhiculer et que d’aucuns pourraient considérer comme privilégiée ne se dépare pas du moteur puissant de l’action envers les plus défavorisés. Avec ce nouvel ouvrage plus ciselé que jamais, Matthieu Ricard nous fait cadeau du joyau himalayen qui continue de nourrir son esprit. Plus qu’une inspiration, une invitation à l’élévation de l’esprit.

A propos werdna01

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