Le Canard Enchaîné – 08/11/2017 – Jean-Luc Porquet –
Vu d’un comptoir de bistrot, le démantèlement d’une centrale nucléaire, c’est tout ce qu’il y a de plus simple. On démolit, on nettoie, on sème du gazon, et basta. Mais concrètement, c’est une autre chose. C’est un invraisemblable foutoir. Il faut d’abord mettre le réacteur à l’arrêt définitif. Ça ne se fait pas comme on arrête une automobile. Les barres d’uranium (le combustible) continuent de cracher furieusement leur radioactivité. Pendant cent mille ans, et plus.
Faut commencer par les laisser refroidir deux ans dans une piscine juste à côté du réacteur. Vidanger tous les circuits (pleins d’eau radioactive). Décontaminer tous les autres bâtiments. Les détruire. puis s’attaquer au bâtiment réacteur, celui qui contient les cuves, une fois qu’il a perdu un peu de sa radioactivité. Le casser… Expédier les déchets dans différents centres de stockage. Tout cela avec des risques d’accidents du travail très élevés : il faut découper, démonter, transporter de milliers de tonnes de métaux et de béton un peu, beaucoup trop radioactifs. Tout cela nécessite des équipes très spécialisées. Tout cela pouvant prendre jusqu’à trente ans…
Les deux tiers de 58 réacteurs français arrivent aujourd’hui en fin de vie. Autant d’énormes chantiers qui devraient bientôt démarrer. Financièrement, un vrai gouffre. EDF prétend avoir provisionné des fonds suffisants (il faudra, d’après ses calculs, 75 milliards), mais on sait que sous-évaluer les coûts est une tradition sacrée, chez l’électricien, actuellement endetté jusqu’au cou…Comment sortir de ce guêpier ? des dizaines de physiciens, militants, experts ont débattu de ce sujet (et de bien d’autres) lors du 3ème Forum social mondial antinucléaire, qui s’est tenu la semaine dernière à Paris.
« Pourquoi ne pas renoncer au démantèlement ? » s’est demandé Dominique Malvaud de Stop nucléaire Drôme-Ardèche. Non seulement lancer sur les routes françaises de nombreux convois débordant de déchets radioactifs ne lui paraît pas ce qu’il y a de plus rassurant, mais « tous ces chantiers vont offrir à des multinationales comme Bouygues ou Vinci un très juteux marché. Pendant un siècle, elles vont se payer sur nous !«
Et de proposer de sanctuariser les centrales : on ôte les combustibles, qu’on envoie à La Hague (comme cela se fait aujourd’hui), on surveille et on entretient le reste. « Oui, mais de nombreux réacteurs sont dans des zones inondables, rétorque le physicien nucléaire Bernard Laponche. Compliqué de les y laisser en l’état. » Alors, mettre certains bâtiments sous sarcophage ? « Eux aussi seront fabriqués par Bouygues ! » Et ils finiront par s’effriter, fuir, s’écrouler – aucun béton n’est éternel…
Démanteler ou sanctuariser ? Faire des centrales nucléaires d’immenses poubelles ou les raser pour en éparpiller un peu partout les déchets ? Voilà un nouveau casse-tête, un de plus, que nous offre l’industrie nucléaire, et qui risque de nous occuper jusqu’à la fin du siècle. Et dire qu’EDF rêve de prolonger ce petit jeu en construisant 40 nouveaux EPR !

Le démantèlement des centrales nucléaires en Europe