Un temps pour soi
Pris sous un feu continu d’e-mails, l’homo digitalus n’a plus la capacité de les expurger. Et si le nombre d’e-mails non lus était le nouvel indicateur de sa position hiérarchique? A moins qu’il indique seulement un burn-out imminent…
Le Temps 09/12/2017
Le 16 novembre, le conseiller national Guillaume Barazzone dévoilait sur les réseaux sociaux une capture d’écran de son smartphone indiquant, du côté de l’icône «Mail», un score de 10 000 e-mails non lus. «Bravo au 10 000e expéditeur qui gagne un voyage!» commentait caustiquement l’homme politique. «J’en suis à 13 000 e-mails non lus, il faut se rattraper», lui répondait un follower. Dernièrement, le président Emmanuel Macron était également photographié, iPhone en main et écran visible, avec le petit bandeau rouge signalant 17 680 e-mails non lus…
En 2016, 215 milliards d’e-mails (hors spam) ont été échangés quotidiennement dans le monde, selon Arobase. Un chiffre qui enfle à la vitesse d’une tumeur maligne puisque les prévisions annoncent 258 milliards d’e-mails en circulation chaque jour pour 2020. En comparaison, «seuls» 144 milliards d’e-mails transitaient tous les jours en 2012.
« Seuls les gens en haut de l’échelle peuvent s’abstenir de lire leurs e-mails. Mais les cadres intermédiaires semblent condamnés à souffrir »
Ce tsunami de courriers électroniques est devenu le prurit de la modernité. Un tonneau des Danaïdes inversé: on a beau vider sa boîte e-mail régulièrement, elle se remplit continuellement, alors que ni le cerveau humain, ni le cadran de l’horloge n’ont la capacité de traiter un tel flux. En signe de résistance passive, certains laissent donc végéter leurs e-mails, comme une vaisselle sale qui s’empilerait dans l’évier.
Tout effacer
En 2014, l’écrivain et journaliste du New York Times Nick Bilton préconisait déjà de se mettre volontairement en «faillite de l’e-mail» (e-mail bankruptcy): un geste majestueux consistant à sélectionner tous ses messages, avant d’appuyer avec délectation sur «supprimer». Ce qu’il avait lui-même fait pour fêter le passage du Nouvel An, sans lire un seul de ses 46 315 e-mails non lus. Argument de Nick Bilton pour cautionner cette politique de la terre brûlée: «Pour la première fois dans l’histoire, la communication longue distance est essentiellement gratuite», incitant le monde entier à en user et abuser, jargonner, ergoter, se déverser, jusqu’à menacer d’envoyer les destinataires à l’asile.
Hélas, tout le monde ne peut pas s’offrir le luxe de zapper ses e-mails, surtout ceux qui s’accumulent dans sa boîte aux lettres professionnelle… En entreprise, cette attitude kamikaze représenterait d’ailleurs un aller simple pour la porte, à l’ère du «digital management» (tous les ordres transitent par l’ordinateur), comme le souligne Jean Grimaldi d’Esdra, ex-DRH du groupe Michelin devenu conseiller en organisation, et auteur de L’Empire du mail (Ed. Librinova) – et 65 000 e-mails non lus. «Seuls les gens en haut de l’échelle peuvent s’abstenir de lire leurs e-mails. Mais les cadres intermédiaires semblent condamnés à souffrir, constate-t-il. Il y a eu un glissement de l’e-mail en plusieurs étapes, avec d’abord une grande joie des managers de pouvoir écrire à n’importe qui, et obtenir des réponses rapides. Puis l’entreprise a compris que l’e-mail était un moyen d’exiger plus de choses…
Il est à présent devenu un système d’alerte, de relance, de contrôle et l’on est entré dans la phase de désamour: en séminaire, des banquiers catastrophés me confient recevoir entre 90 et 130 e-mails par jour, de leurs patrons, clients et être incapables de gérer un tel embouteillage…»
Perte de QI
D’après une enquête, les cadres européens estiment passer 5 heures par jour à gérer leur messagerie. Aux Etats-Unis, cette durée grimpe même à 6,3 heures par jour. Tandis qu’en France, 43% des salariés seraient interrompus toutes les dix minutes par leur messagerie. Or, selon une étude menée par le London’s Institute of Psychiatry, «le fait de passer ainsi perpétuellement d’une tâche à une autre induit une perte de dix points du quotient intellectuel, soit l’équivalent d’une nuit blanche», rapporte Jean Grimaldi d’Esdra dans son essai.
Face au déluge, les stratégies d’évitement se multiplient. «On lit désormais seulement les e-mails des supérieurs, des gens que l’on connaît ou dont l’objet interpelle, mais on ne lit plus les e-mails des fonctions support: com, informatique, compta… Certains en boycottent plus, affirmant que s’il y a un problème, on les appellera. J’ai même vu un patron coller des affichettes dans tous les ascenseurs, pour être sûr d’être lu, observe Jean Grimaldi d’Esdra. Mais nous sommes à présent dans un cercle pernicieux: les cadres haïssent leurs e-mails, mais ont trop peur de manquer une information essentielle pour ne pas les ouvrir. Ne plus en recevoir est d’ailleurs le signe qu’on est sorti de la bouche des décisions, voire au placard…»
«Quand je suis déjà au bord de la rupture en termes d’intensité de travail, hurler devant mon ordinateur, même si c’est mal vu dans l’open space, peut sauver une vie …»