Corse – Plongée au cœur du système mafieux

L’incarcération du chef de clan Ange-Toussaint Federici n’a pas nuit aux affaires de sa famille. Un rapport de police dévoile comment celui-ci de sa prison continue de tirer les ficelles par l’entremise de ses visiteurs.
LE MONDE | 08.12.2017  | Par Jacques Follorou et Simon Piel
Derrière les murs gris de la prison ultrasécurisée d’Alençon – Condé-sur-Sarthe (Orne), l’une des principales figures du crime organisé français, Ange-Toussaint Federici, 57 ans, jardine.
Entre deux parloirs, c’est à lui, et à quelques autres, qu’il revient d’entretenir les cours végétalisées du centre pénitentiaire. Détenu particulièrement signalé (DPS), ce fils de berger, originaire du village de Venzolasca (Haute-Corse), a même obtenu d’être le coordinateur de cette activité proposée par l’établissement. Une manière de passer le temps pour cet homme condamné à trente ans de réclusion criminelle pour l’assassinat, à Marseille, en 2006, de trois voyous qui contestaient sa mainmise sur la région de l’étang de Berre. Une façon, aussi, d’entretenir l’image d’un détenu paisible. La réalité est tout autre : Ange-Toussaint Federici continue, de fait, de diriger à distance un clan très hiérarchisé, disposant d’un vaste réseau familial et amical.
Longtemps, il a pensé pouvoir gérer ses affaires à l’abri des regards, depuis la prison. Il se trompait. Les parloirs et les unités de vie familiale où ses proches lui rendent visite étaient truffés de micros. Même les téléphones de ses affidés, en Corse ou sur le continent, étaient sur écoute, parfois aussi leurs domiciles et leurs véhicules. Cette enquête inédite, menée de septembre 2015 à juillet 2017 par la police judiciaire (PJ), a mis en évidence l’emprise de cette famille sur l’île, ainsi que son « business » sur le continent et à l’étranger.
Un long rapport d’étape, daté du 21 juillet, dont Le Monde a pris connaissance, fournit de nombreuses précisions sur les méthodes du « jardinier » de la prison d’Alençon – Condé-sur-Sarthe et, à un degré moindre, de son frère Jean-François, condamné quant à lui à trente ans de réclusion pour un double assassinat et détenu à Toulon. « Malgré leur incarcération, les frères Federici continuaient à piloter diverses activités criminelles, dont une partie était totalement liée à la crainte qu’ils inspiraient ou s’estimaient légitimement en droit d’inspirer », est-il écrit dans ce texte tout en nuances.
L’hôtel de luxe et l’homme de main
Ces investigations offrent une plongée rare au cœur d’un système mafieux auquel des élus et des entrepreneurs insulaires en vue sont confrontés. Les faits révélés ne relèvent pas nécessairement d’infractions pénales et portent souvent sur des activités a priori légales. De même, il faut conserver une certaine prudence par rapport aux propos interceptés qui peuvent refléter une réalité déformée ou inventée par leurs auteurs. Mais il apparaît clairement que les Federici, surnommés les « bergers » en référence à l’activité de leur père, usent de tous les moyens pour s’infiltrer dans la vie économique et politique de leur île.
Parmi ceux qui venaient régulièrement rendre visite en prison à Ange-Toussaint Federici, alias « ATF », son fils Pierre, dit « Petit Pierre », était le plus assidu. Il est présenté par les enquêteurs comme « l’héritier ». Pierre-Louis Montet, alias « Pilou », est, lui, qualifié par ces mêmes enquêteurs d’« homme de confiance » et d’« affairiste des Federici ». Autre visiteur régulier : Paul Bastiani, un cousin, toujours prêt à rapporter fidèlement à « ATF »  les agissements des membres du clan et l’évolution des affaires sur l’île. Lors de ces rencontres, le « jardinier » leur parle de la levée de son statut de DPS ou de son souhait d’être transféré à la prison de Borgo (Haute-Corse). Surtout, il donne des ordres.
En juin 2016, le chef de clan est inquiet. Avec l’ami « Pilou », ils évoquent les parts que détient Jean Quilichini, un entrepreneur proche de la famille, dans l’Hôtel Casadelmar, un établissement prestigieux de Porto-Vecchio, et qu’il pourrait céder. Pour tenter de récupérer la participation de M. Quilichini, « ATF » explique à « Pilou », lors d’une nouvelle visite au parloir, comment il doit s’y prendre. Et il ajoute : « Si on veut, il nous revient 2 millions [d’euros]. »
Dans les semaines suivantes, le PDG du Casadelmar, Jean-Noël Marcellesi, reçoit plusieurs visites d’hommes qu’il dira ne pas connaître. « Pilou » Montet est l’un d’eux. Le 25 juin 2016, ce dernier affirme représenter les intérêts de M. Quilichini et veut s’entretenir de la cession de ses parts. Il est venu avec ce même Jean Quilichini et un homme de main du clan, David Costa-Dolesi, qui restent dans la voiture à l’extérieur. Le PDG ne donne pas suite à ces propositions. Dans l’après-midi, Costa-Dolesi se présente à l’hôtel et demande à voir M. Marcellesi. En vain, ce dernier est absent. « L’intervention de David Costa-Dolesi auprès de M. Marcellesi démontrait parfaitement le rôle qu’il tenait dans le système de pression et d’extorsion exercé par le clan Federici sur certains entrepreneurs et acteurs du monde économique insulaire », assure le rapport d’enquête.
« Un chapeau bien trop grand »
Les gendarmes ayant été alertés, un magistrat marseillais délivre, en février, un réquisitoire supplétif pour des faits de tentative d’extorsion en bande organisée. « Je ne suis pas quelqu’un qui menace les gens », assure aujourd’hui au Monde M. Montet. D’après lui, il s’intéressait à la reprise de l’entreprise de M. Quilichini et n’agissait, ce jour-là, qu’en son nom. Quid des échanges avec Ange-Toussaint Federici lors de ses visites à la prison ? « Ce sont des discussions à bâtons rompus, sans importance, affirme-t-il. Mes relations avec “Toussaint” sont purement amicales. On me fait porter un chapeau bien trop grand, jamais je ne déborde la ligne. » Entendu à la mi-novembre par les enquêteurs, M. Montet a bénéficié du statut de témoin assisté sur les faits d’extorsion et d’association de malfaiteurs dont il était soupçonné.
Au parloir avec son père, le 7 novembre 2015, « Petit Pierre » Federici fait, cette fois-ci, état de ses discussions avec Patrick Brandizi, l’un des principaux acteurs économiques de Haute-Corse, un homme dont le groupe de BTP a prospéré ces dernières années. « Petit Pierre » évoque notamment le projet de construction d’une zone commerciale à Pietranera, à la sortie nord de Bastia. Selon ses dires, l’entrepreneur refuse de se charger de l’attribution de l’ensemble des enseignes qui doivent s’installer sur le site et veut partager cette tâche. Pierre Federici assure avoir répondu qu’il entendait donc prendre une part de cette distribution. Une décision contestée par son père, qui lui fait la leçon sur les techniques d’intimidation et de prédation. « Il ne faut pas dire comme ça. (…) [Il faut dire] : “Le terrain, c’est le nôtre. Pour les enseignes, celui qui va rentrer, il faut qu’il passe par moi.” »
Un mois plus tard, « Petit Pierre » est de retour au centre pénitentiaire, cette fois dans l’unité de vie familiale. Il transmet alors à son père le « bonjour de Brandizi » et l’informe que ce dernier souhaite reprendre une station-service, ainsi que la gestion d’une brasserie. « ATF », loin d’être satisfait, lui ordonne de s’imposer de force dans ces deux affaires. Enfin, le 29 janvier 2016, de nouveau au parloir, les Federici parlent d’un autre projet de construction commerciale sur un terrain de 50 hectares sur la commune de Vescovato. Face au refus de Brandizi de s’associer, au motif qu’il détient déjà des promesses de vente sur deux terrains contigus, « ATF » lui transmet un message par l’entremise de son fils : « Ici, tu n’achètes rien, nous y sommes, basta. »
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Connaissance aiguë des affaires
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En quête de nouveaux débouchés
« Opérations financières douteuses »
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Le Sporting Club de Bastia dans la ligne de mire
La ville de Bastia est l’une des zones d’influence privilégiées des « bergers » de Venzolasca. Le fief, en Haute-Corse, de ce clan redouté sur l’ensemble de l’île. Son chef, Ange-Toussaint Federici, dit « ATF », s’en félicite, en septembre 2016, lors d’un parloir avec son ami Jean-Michel Fondacci à la prison d’Alençon – Condé-sur-Sarthe (Orne), où il est incarcéré. « A Bastia, tout est en règle », lui dit-il. Le célèbre club de football local, le Sporting Club de Bastia (SCB), n’échappe pas à son appétit. Les policiers soupçonnent en effet les Federici d’avoir voulu faire main basse sur cette institution insulaire.
Dès le 7 novembre 2015, alors que le SCB connaît des difficultés financières – l’été précédent, il a frôlé la relégation en Ligue 2 –, ATF explique à son fils Pierre que c’est lui « le patron » du Sporting. Il donne ensuite la ligne à suivre auprès des dirigeants en place : transmettre ses ordres (répéter « Papa a dit comme ça »), investir sans exagération (« Tu mets la moitié de ce qu’ils t’ont dit ») et récupérer une partie de la mise (« Tu demandes 15 000 euros par mois »). Le sujet, visiblement, lui tient à cœur.
En décembre de la même année, ATF informe à nouveau l’un de ses cousins qu’il veut prendre le contrôle total du SCB. Mais les discussions traînent et ne sont pas si simples. En mars 2017, écrivent les policiers dans un rapport dont Le Monde a eu connaissance, il s’entretient avec un autre cousin, Paul Bastiani. Selon les enquêteurs, ATF se montre alors très ferme et mécontent lorsqu’il apprend que « beaucoup de monde » va discuter avec Pierre-Marie Geronimi, le président du SCB. « Le seul que j’ai autorisé, c’est Pilou [Pierre-Louis Montet, son homme de confiance] », s’agace-t-il.
Dépôt de bilan et rétrogradation
La situation financière du club se dégrade. La menace d’une descente en Ligue 2, voire en National (la troisième division), se dessine. Au printemps 2017, M. Montet s’active pour chercher des financements. Il est, lui-même, en tant que dirigeant de la société de sécurité Sisis, chargée de la sécurité du Sporting, intéressé à l’avenir du club. Parmi les candidats au rachat figure la société Qwant, du nom d’un moteur de recherche sur Internet. Elle était déjà un sponsor du SCB pour la saison 2016-2017. Selon les enquêteurs, son dirigeant, Eric Léandri, qui n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde, assure alors qu’il est d’accord pour prendre des parts sans revendiquer une place au sein de l’état-major du club, ce qui semble convenir aux Federici.
Pierre-Marie Geronimi ne semble pas associé à ces discussions. L’été dernier, une dizaine d’entrepreneurs, dont M. Léandri et M. Montet, tombent d’accord pour tenter de sauver le club. La police judiciaire souligne que ces éléments « calquent quasi parfaitement les propos tenus par Ange-Toussaint Federici à son cousin Paul Bastiani ». Finalement, ce projet échouera.
Si le Sporting avait été maintenu en Ligue 2 par les instances du football français, le montage était viable. Mais le club, contraint de déposer le bilan, est rétrogradé d’office en Nationale 3 (championnat amateur), perdant ainsi son statut professionnel, ses droits télévisuels et des subventions conséquentes. D’un coup, l’intérêt des Federici décroît. La veille du dépôt de bilan, M. Montet a tout de même obtenu du président Geronimi qu’il lui verse les 130 000 euros dus par le club à la société Sisis. Une chance que n’auront pas la plupart des créanciers… Sollicité, M. Geronimi n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde. M. Montet se défend pour sa part d’avoir « joué un grand rôle » et assure qu’en aucun cas « il n’agissait pour le compte de la famille Federici ». Il dément tout lien d’affaires avec eux et rappelle qu’il a été placé sous le statut de témoin assisté – et non de mis en examen – par les magistrats chargés de l’enquête. Selon lui, « tout cela relève d’une construction policière bâtie sur quelques bribes de phrases bien choisies ». A l’entendre, « l’influence de “Toussaint” », depuis sa prison, est « nulle ».

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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