Le sifflement, ancêtre du téléphone portable

Charlie Hebdo – 27/12/2017 – Antonio Fischetti –
Un peu partout dans le monde, des gens communiquent en sifflant.Du Béarn aux Canaries ou à la Turquie, certains essaient de faire revivre ces langages ancestraux menacés de disparition.
On peut exprimer bien des choses par les sifflements. Il y en a qui s’en servent dans les stades pour dire à l’arbitre d’aller… , dans la rue pour exprimer aux passantes les doux sentiments qu’elles leur inspirent, ou dans les concerts pour inciter le chanteur à changer de métier. Mais on peut, heureusement, transmettre des informations bien plus évoluées. 
Environ soixante-dix langues sifflées ont été recensées dans le monde. Elles sont généralement utilisées dans des environnements qui empêchent la visibilité, soit qu’on est trop éloigné en montagne, soit masqué par des arbres en forêt tropicale. Les langues sifflées existent sur tous les continents : Amazonie, Afrique subsaharienne, Maroc, Turquie, îles Canaries… Il y a même deux cas en France : en Guyane, chez la population wayampi et dans le village béarnais d’Aas, au cœur des Pyrénées. 

Dans toutes ces langues, les siffleurs articulent les même mots que s’ils parlaient, mais plutôt que de faire vibrer leurs cordes vocales, , ils sifflent en insérant un ou deux doigts dans la bouche. Ce qui fait dire à Julien Meyer, chercheur au Gispsa-lab, laboratoire de recherche sur la parole à l’université de Grenoble, qu' »on peut dire potentiellement la même chose qu’en parlant. Ce n’est pas vraiment un langage, mais plutôt une extension de la parole ou encore une parole sifflée« .
Des sabots en bouse de vache
Ainsi, dans les Pyrénées, les bergers sifflaient en occitan. La dernière personne à avoir maîtrisé traditionnellement ce langage était une femme, décédée en 1998. La pratique était donc condamnée à disparaître.  Mais la marche du temps a été inversée par les Béarnais déterminés à faire revivre la langue sifflée. Ils se sont appuyés sur d’anciens enregistrements et les conseils des siffleurs venus d’autres pays. Et aujourd’hui, la langue sifflée est enseignée au lycée de Laruns. La mobilisation populaire est encore plus forte dans les Canaries, où les habitants de l’île de la Gomera ont réussi à faire entrer le silbo, version sifflée de la langue espagnole, au patrimoine immatériel de l’Unesco. Dernièrement, cette organisation a d’ailleurs aussi classé la langue sifflée turque dans le patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente. 
Mais, pour Julien Meyer, il ne suffit pas d’études scientifiques ni de prestigieux honneurs pour relancer durablement ce genre de savoir-faire : « Il faut qu’il y ait quelqu’un localement qui se passionne pour ce thème et qui en fasse son cheval de bataille. Et il ne suffit pas non plus de l’enseigner si ça n’est pas utile. Quand cela fonctionne, il y a un engouement populaire des gens pour la langue de leurs ancêtres. Dans le Béarn, on rencontre aujourd’hui des jeunes qui s’en servent au rugby pour passer des codes. »
Finalement, les langues sifflées ne sont peut-être pas condamnés à périr sous l’inexorable avancée de l’uniformisation culturelle. Et quand bien même serait-ce le cas, faudrait-il les ranger au rayon de l’artisanat des sabots en bouse de vache et autres nostalgies tout juste bonnes à nourrir le JT d’un Jean-Pierre Pernaud ? Et, par conséquent, ne pas leur accorder plus d’intérêt qu’à la disparition des signaux de fumée ou du langage morse ? … Ou, au contraire, faut-il considérer les langues sifflées comme un patrimoine aussi important que les statues afghanes, et dont la perte serait aussi dramatique pour la diversité culturelle que celle d’une espèce animale pour la biodiversité ? Pas facile de trancher (sans compter que le jour viendra bien où les statues en bouse vache seront exposées dans les galeries d’art).
Sur le plan utilitaire, les langues sifflées ne servent peut-être plus à grand chose… Quoique ce ne soit pas l’avis de Julien Meyer : « Je m’en sers comme laboratoire à idées. C’est quelque chose qu’on ne comprend pas à la base, et puis il y a un déclic qui déclenche la compréhension. Elles peuvent aussi servir à étudier la relation entre musique et langage. Il y a même des langues qui ont pu être décryptées à partir de leur version sifflée. » Ce chercheur compte d’ailleurs lancer des cours de langue sifflée dans les Alpes : Les bergers sont souvent des néoruraux qui utilisent des talkies-walkies pour communiquer dans la montagne. Il n’y a pas de réseau téléphonique et ça leur serait utile de siffler. » En somme, les langues sifflées sont une sorte de téléphone portable naturel. 
Et puis, il n’y a pas que l’utile dans la vie. on peut préférer siffler plutôt que téléphoner, pour les mêmes raisons qu’on peut préférer se déplacer à pied ou à vélo, alors qu’il serait plus rapide et moins fatiguant de le faire en Mobylette ou en voiture.
Et tant mieux si les humains se remettent à siffler dans les forêts ou les montagnes. Mieux vaut ça que de laisser la communication sifflée aux supporters de foot ou aux machos des rues. Parce que leur langage à eux n’est pas près d’entrer au patrimoine culturel mondial de l’humanité et heureusement, car cet dernier n’en sortirait pas grandi.

A propos werdna01

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