Terrorisme, précarité, dérèglement climatique… Les raisons d’avoir peur ne manquent pas. Elles sont légitimes, voire nécessaires pour agir. A condition, prévient Marc Crépon, qui travaille sur la démocratie face à la violence, de craindre aussi toute politique qui les exploite
Le Monde | des idées 29.12.2017 | Propos recueillis par Catherine Portevin
Le terrorisme, les migrants aux portes de l’Europe, les catastrophes climatiques, la montée des extrêmes… Faut-il vivre avec ces peurs ou cesser d’avoir peur ?
N’ayons pas peur de la peur. Dans beaucoup de domaines de l’existence, elle est légitime, utile et même nécessaire. La menace terroriste est réelle, et il serait absurde de refuser certaines mesures de sécurité et de vigilance qu’elle implique. Il est aussi parfaitement légitime en ce moment de craindre la tension folle que Donald Trump attise avec la Corée du Nord et au Proche-Orient, en y impliquant des pays qui disposent d’armes nucléaires.
Il est légitime de s’inquiéter pour l’insertion dans le monde de nos enfants, lorsque les transformations du travail risquent d’entretenir des générations entières dans la précarité permanente. Il est légitime de craindre le dérèglement du climat qui affecte les conditions de survie de l’humanité, et nous savons que si rien n’est fait, les crises migratoires que nous connaissons ne sont rien à côté de celles qui nous attendent.
La peur est une dimension de la prise de conscience collective, donc de la responsabilité politique. Elle est indispensable si l’on ne veut pas que la citoyenneté se résume à mettre un bulletin dans l’urne tous les cinq ou six ans comme on répond à un sondage d’opinion. La peur est un principe d’action ; le mouvement est premier.
A condition de ne pas se laisser paralyser par elle…
D’où l’importance de reconnaître l’objet de ses peurs, de savoir le nommer, l’identifier. La paralysie est plutôt provoquée par l’angoisse ou l’anxiété, qui ne connaissent pas vraiment leur objet. Sur le plan privé, chacun peut en faire l’expérience : l’anxiété est communicative, elle peut étouffer, soi-même et ses proches, empêcher de vivre, se transformer en phobie. J’aime citer cette phrase de Roosevelt devant le Congrès à l’époque du New Deal : « Ce dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même. » … En réalité, ce dont nous devons avoir peur, c’est de cette peur informe, sans objet déjà là, qui peut nous faire consentir à n’importe quel remède.
L’accès à la totalité de l’article est protégé

/ AFP PHOTO / KENZO TRIBOUILLARD
« Pour se protéger, les hommes ont délégué à l’Etat moderne le monopole de la violence à exercer contre ces menaces. Mais l’Etat à son tour peut, au nom de la sécurité, augmenter le sentiment d’insécurité. »
Vous signalez, dans « La Culture de la peur », combien la peur peut fragiliser la démocratie. Comment ?
La peur est au fondement de la politique : si les hommes ont constitué des communautés de vie, c’est pour se protéger ensemble des dangers. Ils ont délégué à l’Etat moderne le monopole de la violence à exercer contre ces menaces. Mais l’Etat à son tour peut, au nom de la sécurité, augmenter le sentiment d’insécurité. Ce n’est pas un hasard si, dans les régimes totalitaires, les institutions censées assurer la sécurité ont été une source de terreur sans équivalent. Nous pouvons toujours être entraînés, et pas seulement dans le cadre d’un Etat policier et autoritaire, dans ce que Derrida appelait un « processus auto-immunitaire » : le système de défense se transforme en menace. C’est pourquoi la peur fragilise la frontière entre la démocratie et le totalitarisme.
Je repense à un texte de Vaclav Havel [1936-2011] de 1975, issu de sa lettre ouverte au président de la République socialiste tchécoslovaque, qui décrivait l’état singulier de la conscience collective comme « accoutumance à la menace comme composante essentielle du monde naturel ». C’est cela que j’appelle la culture de la peur. Elle envahit aujourd’hui les sociétés libérales parce qu’aucune politique ne peut plus éviter d’être en même temps une politique des affects – de la peur, mais tout aussi bien de la vengeance, de la colère, du ressentiment, de la compassion…
Les réseaux sociaux numériques multiplient les possibilités de leur expression anomique et anarchique. Le populisme prospère en les captant. Tous ces affects, légitimement ressentis, n’en sont pas moins construits politiquement, et la conscience politique consiste à garder un regard critique, informé et distancié sur la façon dont nos peurs légitimes peuvent être exploitées et donc sélectionnées.
De quelle manière le sont-elles selon vous ?
Parmi toutes les bonnes raisons d’avoir peur que nous venons d’énoncer, on constate facilement que certaines ne sont pas prises en compte par les politiques gouvernementales, comme la crainte du lendemain que créent les inégalités économiques et la précarisation du travail, qui peut même être augmentée par des mesures ultralibérales. C’est un euphémisme de dire que les inquiétudes pour la santé liées à l’environnement – les pesticides, les OGM… – sont beaucoup moins bien entendues que la peur du terrorisme. Et l’on valorisera d’autant plus l’une que l’on a décidé de ne rien faire pour apaiser l’autre.
Toute culture de la peur n’est jamais dissociable d’une culture de l’ennemi. C’est ainsi que l’on offre au public ce que le sociologue Zygmunt Bauman [1925-2017] appelait des « cibles de substitution » : la cause de votre insécurité économique et sociale, ce sont les Roms, les sans-papiers, les immigrés, les musulmans. Ce thème de l’immigration comme fléau et de l’islam comme religion barbare – les deux éléments étant associés comme « naturellement » – s’est installé durablement dans l’opinion publique, et sans doute le premier quinquennat de Nicolas Sarkozy a-t-il été le plus ravageur de ce point de vue.
« La peur du terrorisme peut être instrumentalisée jusqu’à nous faire accepter, dire ou penser des choses que nous n’aurions jamais dites et pensées autrement. C’est ce que j’ai appelé la “sédimentation de l’inacceptable”. ».