En 2018, apprivoisez vos peurs avec le philosophe Marc Crépon

Terrorisme, précarité, dérèglement climatique… Les raisons d’avoir peur ne manquent pas. Elles sont légitimes, voire nécessaires pour agir. A condition, prévient Marc Crépon, qui travaille sur la démocratie face à la violence, de craindre aussi toute politique qui les exploite
Le Monde | des idées 29.12.2017 | Propos recueillis par Catherine Portevin
Le terrorisme, les migrants aux portes de l’Europe, les catastrophes climatiques, la montée des extrêmes… Faut-il vivre avec ces peurs ou cesser d’avoir peur ?
N’ayons pas peur de la peur. Dans beaucoup de domaines de l’existence, elle est légitime, utile et même nécessaire. La menace terroriste est réelle, et il serait absurde de refuser certaines mesures de sécurité et de vigilance qu’elle implique. Il est aussi parfaitement légitime en ce moment de craindre la tension folle que Donald Trump attise avec la Corée du Nord et au Proche-Orient, en y impliquant des pays qui disposent d’armes nucléaires.
Il est légitime de s’inquiéter pour l’insertion dans le monde de nos enfants, lorsque les transformations du travail risquent d’entretenir des générations entières dans la précarité permanente. Il est légitime de craindre le dérèglement du climat qui affecte les conditions de survie de l’humanité, et nous savons que si rien n’est fait, les crises migratoires que nous connaissons ne sont rien à côté de celles qui nous attendent.
La peur est une dimension de la prise de conscience collective, donc de la responsabilité politique. Elle est indispensable si l’on ne veut pas que la citoyenneté se résume à mettre un bulletin dans l’urne tous les cinq ou six ans comme on répond à un sondage d’opinion. La peur est un principe d’action ; le mouvement est premier.
A condition de ne pas se laisser paralyser par elle…
D’où l’importance de reconnaître l’objet de ses peurs, de savoir le nommer, l’identifier. La paralysie est plutôt provoquée par l’angoisse ou l’anxiété, qui ne connaissent pas vraiment leur objet. Sur le plan privé, chacun peut en faire l’expérience : l’anxiété est communicative, elle peut étouffer, soi-même et ses proches, empêcher de vivre, se transformer en phobie. J’aime citer cette phrase de Roosevelt devant le Congrès à l’époque du New Deal : « Ce dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même. » …  En réalité, ce dont nous devons avoir peur, c’est de cette peur informe, sans objet déjà là, qui peut nous faire consentir à n’importe quel remède.
L’accès à la totalité de l’article est protégé

 / AFP PHOTO / KENZO TRIBOUILLARD

« Pour se protéger, les hommes ont délégué à l’Etat moderne le monopole de la violence à exercer contre ces menaces. Mais l’Etat à son tour peut, au nom de la sécurité, augmenter le sentiment d’insécurité. »
Vous signalez, dans « La Culture de la peur », combien la peur peut fragiliser la démocratie. Comment ?
La peur est au fondement de la politique : si les hommes ont constitué des communautés de vie, c’est pour se protéger ensemble des dangers. Ils ont délégué à l’Etat moderne le monopole de la violence à exercer contre ces menaces. Mais l’Etat à son tour peut, au nom de la sécurité, augmenter le sentiment d’insécurité. Ce n’est pas un hasard si, dans les régimes totalitaires, les institutions censées assurer la sécurité ont été une source de terreur sans équivalent. Nous pouvons toujours être entraînés, et pas seulement dans le cadre d’un Etat policier et autoritaire, dans ce que Derrida appelait un « processus auto-immunitaire » : le système de défense se transforme en menace. C’est pourquoi la peur fragilise la frontière entre la démocratie et le totalitarisme.
Je repense à un texte de Vaclav Havel [1936-2011] de 1975, issu de sa lettre ouverte au président de la ­République socialiste tchécoslovaque, qui décrivait l’état singulier de la conscience collective comme « accoutumance à la menace comme composante essentielle du monde naturel ». C’est cela que j’appelle la culture de la peur. Elle envahit aujourd’hui les sociétés libérales parce qu’aucune politique ne peut plus éviter d’être en même temps une politique des affects – de la peur, mais tout aussi bien de la vengeance, de la colère, du ressentiment, de la compassion…
Les réseaux sociaux numériques multiplient les possibilités de leur expression anomique et anarchique. Le populisme prospère en les captant. Tous ces affects, légitimement ressentis, n’en sont pas moins construits politiquement, et la conscience politique consiste à garder un regard critique, informé et distancié sur la façon dont nos peurs légitimes peuvent être exploitées et donc sélectionnées.
De quelle manière le sont-elles selon vous ?
Parmi toutes les bonnes raisons d’avoir peur que nous venons d’énoncer, on constate facilement que certaines ne sont pas prises en compte par les politiques gouvernementales, comme la crainte du lendemain que créent les inégalités économiques et la précarisation du travail, qui peut même être augmentée par des mesures ultralibérales. C’est un euphémisme de dire que les inquiétudes pour la santé liées à l’environnement – les pesticides, les OGM… – sont beaucoup moins bien entendues que la peur du terrorisme. Et l’on valorisera d’autant plus l’une que l’on a décidé de ne rien faire pour apaiser l’autre.
Toute culture de la peur n’est jamais dissociable d’une culture de l’ennemi. C’est ainsi que l’on offre au public ce que le sociologue ­Zygmunt ­Bauman [1925-2017] appelait des « cibles de substitution » : la cause de votre insécurité économique et sociale, ce sont les Roms, les sans-papiers, les immigrés, les musulmans. Ce thème de l’immigration comme fléau et de l’islam comme religion barbare – les deux éléments étant associés comme ­ « naturellement » – s’est installé durablement dans l’opinion publique, et sans doute le premier quinquennat de Nicolas Sarkozy a-t-il été le plus ravageur de ce point de vue.
« La peur du terrorisme peut être instrumentalisée jusqu’à nous faire accepter, dire ou penser des choses que nous n’aurions jamais dites et pensées autrement. C’est ce que j’ai appelé la “sédimentation de l’inacceptable”. ».
Mais les attentats de 2015 ne lui ont-ils pas donné raison ?
Non, je ne crois pas : que je sache, les musulmans français dans leur immense majorité n’ont rien à voir avec l’Etat islamique. Encore une fois, je ne dis pas que le terrorisme n’est pas une menace réelle, mais que cette peur peut être instrumentalisée jusqu’à nous faire accepter, dire ou penser des choses que nous n’aurions jamais dites et pensées autrement. C’est ce que j’ai appelé la « sédimentation de l’inacceptable ».
La menace terroriste doit appeler une double vigilance. La première est quotidienne, elle relève des citoyens et de la police. Mais la deuxième vigilance est critique et consiste à se défier des jugements auxquels cette menace terroriste peut nous conduire : stigmatiser une partie de la population, nier des évidences historiques, par exemple la part de l’islam dans l’identité européenne. Il est important que chacun sache très exactement quels sont les principes et les valeurs avec lesquels même sa peur du terrorisme, aussi légitime soit-elle, ne le fera pas transiger. Si par exemple elle nous fait accepter que les migrants soient traités comme des criminels ou qu’on les laisse se noyer en masse dans la Méditerranée, alors il est temps de se demander si nous ne renonçons pas, au nom de la sécurité, à la liberté et à l’égalité.
Par la vigilance critique, je n’entends pas une opposition ou un soupçon systématiques. Critiquer (du verbe grec krinein, « trier ») signifie surtout faire le tri, discerner vérités et mensonges dans les discours et les images, et la grande tâche de l’éducation devrait être plus que jamais d’acquérir ces outils et méthodes de jugement.
Apprivoiser ses peurs, est-ce aussi les relativiser… et comment ?
La meilleure façon d’apprivoiser nos peurs est d’en comprendre l’objet à une juste échelle, qui ne peut être, aujourd’hui, que cosmopolite. Il s’agit de discerner l’ennemi à la bonne place. Le terrorisme djihadiste est devenu une menace presque universelle, et il menace en priorité les pays musulmans. Ce n’est pas par un repli sur des sphères étroites – nationales, communales, familiales – que l’on peut comprendre les causes de ce qui nous fait peur. Je cite encore ­Vaclav Havel en 1975. Décrivant les effets des politiques totalitaires de la peur, il remarque que ses concitoyens « se désintéressent de tout ce qui dépasse le cadre de leur sécurité personnelle […], de toute valeur qui les dépasse et négligent leur prochain : c’est la passivité de l’esprit, la dépression ». Nous ne sommes pas loin de l’atmosphère de nos démocraties occidentales !
Une société dans laquelle ne se partage rien d’autre que la peur est une société dé-moralisée. Une façon d’y résister peut être de réinventer des formes de partage et d’engagement collectif. L’on écrit souvent des généralités désespérantes sur les individus ­ « désaffectés » ; je trouve au contraire bien des motifs d’espoir dans la mobilisation, souvent invisible, de quantité de citoyens dans l’élan associatif – on le voit quotidiennement dans l’accueil aux migrants. S’il faut un ciment social, cette énergie est bien plus forte que la sclérose par la peur !
Quel livre lire pour comprendre nos peurs ?
Malaise dans la civilisation, de Freud (1930). Nos peurs subjectives trouvent leurs racines aussi dans l’histoire de l’espèce humaine. Freud analyse comment la vie en société demande aux individus de sacrifier leur agressivité pulsionnelle en échange des compensations qu’elle apporte. Lorsque la société n’est plus en mesure de compenser ce sacrifice, dit Freud, alors elle peut s’attendre au pire.
Marc Crépon
Né en 1962, Marc Crépon, directeur de recherche au CNRS, dirige le département de philosophie à l’Ecole normale supérieure depuis 2011. Hantée par les totalitarismes du XXe siècle, son œuvre ne cesse d’interroger la question de la violence. Après un premier ouvrage majeur, Les Géographies de l’esprit (Payot, 1996), sur la manière dont, de Leibniz à Hegel, a été pensée la diversité humaine, il a analysé La Culture de la peur qui menace les démocraties depuis le 11-Septembre (Tome 1 : Démocratie, Identité, Sécurité ; Tome 2 : La Guerre des civilisations, Galilée, 2008 et 2010). Dans ses derniers livres, écrits après les attentats de Paris, La Philosophie face à la violence (avec Frédéric Worms, Equateurs, 2015) et L’Epreuve de la haine. Essai sur le refus de la violence (Odile Jacob, 2016), il cherche à désarmer la peur et l’enchaînement meurtrier auquel elle risque toujours de nous faire consentir.
Sept rencontres avec des philosophes
En 2018, résistez aux algorithmes avec la philosophe Antoinette Rouvroy
En 2018, vous pourrez contribuer à la fin du patriarcat grâce au philosophe Thierry Hoquet
En 2018, vous verrez l’Europe d’un œil nouveau avec la philosophe Justine Lacroix
En 2018, prenez plaisir à travailler grâce au philosophe Pascal Chabot
En 2018, apprivoisez vos peurs avec le philosophe Marc Crépon
En 2018, avec le philosophe Maurizio Ferraris, vous arrêterez de croire n’importe quoi
En 2018, vous ne verrez plus le réchauffement climatique comme une fatalité grâce à la philosophe Emilie Hache

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
Cet article, publié dans Débats Idées Points de vue, Développement personnel, Education, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.