Folie boursière

TéléObs – 15/01/218 – Jean-Claude Guillebaud –
The Big Short : le casse du siècle (Jaap Buitendijk/Paramount Pictures)
Quand la crise des subprimes éclate en 2008, on a du mal à y croire. Est-il possible que le système financier soit à ce point corrompu ? Dix ans plus tard, alors que le monde n’est pas encore vraiment sorti du naufrage, les mêmes mécanismes ont été enclenchés…
En matière d’information, les œuvres de fiction en apprennent parfois plus que le meilleur documentaire ou la plus flamboyante chronique. Ainsi, dans l’attente du réveillon de fin d’année, on a pu voir (ou revoir) sur Ciné+ Premier le film d’Adam McKay « The Big Short : le casse du siècle ». Le casse en question, c’est la crise dite des subprimes qui, en 2007-2008, depuis les États-Unis, a déclenché une énorme crise financière, après l’accumulation d’une gigantesque bulle de crédits immobiliers. Si énorme que, dix ans après, le monde n’est pas encore vraiment sorti du naufrage. Des USA à l’Europe, les plus pauvres épongent encore les dettes que les richissimes malins de la finance américaine ont creusées.
La tonalité un peu déjantée du film accompagne, comme en fanfare, nombre d’informations explosives. Au départ, une poignée de geeks asociaux ont compris, mieux que les banquiers et les experts de Wall Street, que le système financier marchait sur la tête. A mesure qu’ils progressent dans leurs découvertes, ils sont sidérés par la médiocrité, l’indifférence, l’immoralité et l’arrogance des élites financières. Ils ont du mal à y croire. Est-il possible que ce système (banques, agences de notation, salles de marché, etc. ) soit à ce point corrompu ? Quand la bulle éclate en septembre 2008, spoliant des millions de citoyens qui perdent en quelques semaines leur retraite, leur maison, leur emploi, la réponse est donnée : c’est oui. Or, dix ans après, les mêmes mécanismes ont été enclenchés et les mêmes produits financiers – dont on a changé les noms – sont vendus à l’encan. Au bout du compte, l’énigme principale est bien celle de la crédulité médiatique. Comment est-elle possible ? Il faut oser parler d’addiction ou d’illusion financière, pour reprendre le titre du livre culte de Gaël Giraud (1)
A la radio, les journaux ne diffusent pas seulement des informations. Jour après jour, ils propagent un minimum de sens, de conventions sociales, de repères. Ils fonctionnent comme des balises émettrices : le monde va mieux ou plus mal, etc. Ils sont les bulletins de santé collectifs dont les paramètres, mine de rien, expriment les priorités du moment. Pour l’heure, comme on le sait, c’est vers la fin des journaux télévisés ou radiophoniques qu’on passe aux choses sérieuses. Expédiés les faits divers et les anecdotes, on en vient à la Bourse. Le ton change. Place aux fondamentaux. Nous nous sommes accoutumés, à force, à ces litanies quotidiennes des médias dont l’étrange patois ne nous surprend plus. Le Dow Jones ou le Nasdaq à New York, le Nikkei à Tokyo, le CAC 40 à Paris ou le FTSE 100 à Londres. S’y ajoutent les sempiternelles formules passe-partout : « valeurs en repli », « remontée à Wall Street », « bonne tenue des marchés obligataires ». Ingénument, nous sommes charmés d’apprendre, juste avant le déjeuner, que « le CAC 40 ouvre en hausse ».
Évidemment, l’importance pluriquotidienne accordée à ces nouvelles procède d’un postulat jamais démontré, et pour cause : qu’il existerait suffisamment de citoyens partie prenante à cette arithmétique. En réalité, bien sûr, le vulgum pecus n’est pas directement concerné. Nul n’a jamais entendu deux ménagères de moins de 40 ans se congratuler ainsi à la boulangerie : « C’est une belle journée, Madame Martineau, le Dow Jones est à la hausse. » Nul n’a jamais ouvert ses fenêtres un matin en lançant vers le ciel un soupir heureux : « Cette reprise du Matif est un vrai bonheur. » Bien sûr que non…
En vérité, la récapitulation boursière qu’on psalmodie à chaque fin de journal – et chaque jour que Dieu fait – est devenue un rituel religieux, une messe laïque, une liturgie gesticulatoire. Rien de plus, rien de moins. Quant au message global, il vise à persuader chacun que son sort personnel dépend confusément de ce latin de cuisine. Un message que nous tous finissons par intérioriser. En sorte que le moindre quidam écoute pieusement le cantique boursier comme si son propre bonheur se trouvait lié, quelque part, aux fantaisies du Nikkei. C’est l’effet de sens qui compte : la Bourse est bonne, tout va bien mes maîtres…
Or on sait bien que c’est archifaux. Dans les années 1990, on a découvert ce qu’on appelle les licenciements spéculatifs : les « dégraissages » dont le seul but est de faire monter le cours des actions. Ce downsizing (réduction des effectifs) a d’abord scandalisé, puis on s’est habitué. C’est bien de crédulité qu’il s’agit…
(1) « Illusion financière : des subprimes à la transition écologique », de Gaël Giraud (Editions de l’Atelier, 2014).256  Livre de poche / Date de parution : 23 Janvier 2014 / Prix Unitaire : 10,00 €
Ce livre a reçu le Prix lycéen « Lire l’économie » 2013 qui récompense un ouvrage d’économie faisant œuvre de pédagogie et participant à une très large diffusion de la culture économique.
L’impasse économique dans laquelle la crise financière a plongé des États désemparés, alimentée par une véritable fascination pour les marchés financiers, occulterait-elle une solution de sortie de crise originale ?

Depuis 2010, la crise financière des crédits subprimes s’est transformée en une crise des dettes publiques, et tout semble indiquer que le pire est encore devant nous. L’impasse dans laquelle les marchés financiers enferment l’économie européenne va jusqu’à remettre en cause les institutions mêmes du vivre-ensemble européen… Y a-t-il d’autres issues que la généralisation des plans d’austérité budgétaire, le paiement des dettes bancaires par les contribuables et la déflation ? L’auteur met en lumière les illusions qui brouillent le débat public actuel. Il montre en particulier que la contrainte énergétique et climatique est l’élément déterminant qui conditionne toute prospérité durable en Europe, et souligne l’exigence de la placer au cœur d’un nouveau projet qui échappe à l’addiction mortifère de notre économie à l’égard d’une finance dérégulée. Il explique que la transition écologique est un projet de société capable de sortir l’Europe du piège où l’a précipitée la démesure financière et suggère des pistes pour lever les obstacles financiers à sa mise en œuvre.

Ce livre a fait l’objet de très nombreux articles de presse soulignant la clarté et l’audace des propos de l’auteur.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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