Techniques pour tromper les installateurs, motions dans les conseils municipaux, cadenas et boîtes en béton : le nouveau compteur électrique suscite une opposition diverse et déterminée.
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LE MONDE ECONOMIE | Mis à jour le 26.12.2017 | Par Nabil Wakim
Pourquoi le compteur Linky électrise les passions
C’est une affichette un peu froissée, placardée dans le hall d’un immeuble cossu du centre de Paris. Le tract détaille par le menu comment piéger les installateurs de Linky en leur donnant des rendez-vous à des horaires improbables. « Ils finissent par abandonner au bout du troisième rendez-vous manqué ! », assure l’affiche.
Comme dans cet immeuble, les oppositions au compteur communicant Linky, dont plus de 8 millions de foyers sont équipés, se multiplient au fur et à mesure du programme d’installation, qui doit durer jusqu’en 2021. Il suffit de feuilleter la presse régionale pour constater que ces mobilisations prennent des formes très diverses. Rien qu’en décembre, une centaine d’opposants ont débarqué au conseil municipal de Millau (Aveyron), une manifestation a réveillé la bourgade de Thuir (Pyrénées-Orientales), et même la petite commune de Labastide-du-Vert (Lot), qui compte moins de 250 âmes, a fait salle comble avec une réunion publique anti-Linky.
Le déploiement du compteur communicant a commencé en 2015, et le rythme d’installation s’accélère. « On en pose 28 000 par jour », explique Bernard Lassus, directeur du programme Linky chez Enedis (ex-ErDF), filiale d’EDF chargée de la distribution d’électricité.
L’objectif ? Moderniser le relevé des compteurs et le réseau de distribution d’électricité, et mieux contrôler la consommation.
Mais plus le rythme d’installation s’accélère, plus les opposants se font entendre. « On est inondés par des demandes et des inquiétudes », assure l’association de consommateurs UFC- Que Choisir. Plus de 300 communes ont pris des décisions visant à empêcher l’installation des compteurs Linky, ou demandant à Enedis plus d’informations avant d’accepter le déploiement. Des conseils municipaux qui agissent souvent après les questions insistantes des collectifs locaux ou de citoyens qui se sont emparés du sujet.
« Les raisons de mon refus sont nombreuses », explique ainsi Michel T., qui dénonce à la fois « l’inutilité absolue pour l’usager, la collecte des données personnelles, la transformation de mon habitation en antenne de radiofréquences dangereuses et nocives, le risque de destruction de mes équipements, (…) la surévaluation des mesures de fourniture effectuées par rapport à ce que je consomme. »
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Parmi les arguments des opposants, la question des risques sanitaires liés aux ondes électromagnétiques est parmi les plus récurrentes. Même si, à ce jour, aucune étude officielle n’a permis de constater des dangers pour la santé : l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et l’Agence nationale des fréquences (ANFR) estiment que les ondes émises par un compteur Linky sont comparables à celles émises par d’autres équipements électriques (box Internet, chargeurs de portables…).
Changement à marche forcée
L’autre argument majeur avancé est celui de l’utilisation qui pourrait être faite à terme des données de consommation, et le respect de la vie privée. Enedis a beau assurer que ces données restent la propriété de l’usager et qu’elles ne pourront pas être utilisées sans son accord explicite, les opposants en doutent.
Autre sujet de désaccord : l’impression d’un changement à marche forcée qui ne profite pas nécessairement aux usagers. « Je ne vois pas en quoi ce nouveau compteur m’apporterait un plus, s’inquiète Anne, de Chambéry. C’est surtout un atout pour EDF, plutôt que pour les clients ! »
« Ces mouvements vont recourir à des arguments très différents : le risque d’intrusion dans la vie privée, la marchandisation de l’énergie, le risque d’aggravation de la précarité énergétique, le coût financier, les risques liés aux données personnelles. Et également les risques pesant sur l’environnement et la santé, en particulier les inquiétudes sur les ondes », énumère Aude Danieli, sociologue qui prépare une thèse sur Linky. « C’est l’articulation entre ces différents arguments – qui se renforcent les uns les autres – qui fait que ces mobilisations se maintiennent dans le temps. »
Ce type de crainte n’est pas nouveau. « Tous les projets scientifiques et technologiques suscitent des appréhensions, et encore plus aujourd’hui à l’heure du numérique. Ce qui ne veut pas dire que ces inquiétudes ne sont pas légitimes », explique la chercheuse.
Des profils très divers
En milieu rural, c’est aussi une méfiance de l’intrusion et de la violation du domicile qui conduit certains usagers à fermer leur porte aux installateurs mandatés par Enedis, en plus du caractère obligatoire du remplacement.
L’UFC-Que Choisir a souvent dénoncé les méthodes « brutales » des poseurs. « Cet acte est souvent vécu comme une intrusion », analyse Cyrille Cormier, chargé de campagne énergie et climat à Greenpeace.
L’opposition à Linky traduit aussi chez certains l’inquiétude d’un monde contrôlé par les données et les grandes entreprises. « Je tente de m’opposer avec mes petits moyens au monde orwellien dans lequel nous plongeons », explique Françoise. « Je pense qu’un monde avec contact est plus vivable, intéressant, réconfortant, plus humain, que le monde “à distance” qu’EDF veut imposer », renchérit Gérard K.
La mobilisation anti-Linky rassemble ainsi des profils très divers : on y trouve des militants antinucléaires, des collectifs anti-ondes, des maires sans étiquette de communes rurales, mais aussi les soutiens de Nicolas Dupont-Aignan et certains militants de La France insoumise ou d’Europe Ecologie-Les Verts.
Le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, a reconnu en novembre qu’il s’était d’abord opposé à l’installation de Linky chez lui, mais qu’il avait depuis changé d’avis, et qu’il ne voyait plus « aucun danger » au compteur.
Parmi les communes ayant exprimé leurs inquiétudes, on trouve des élus de tous les bords politiques, avec une majorité de communes rurales. Mais certaines grandes villes ont fait de même : Caen (Calvados), Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) ou Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ont par exemple demandé à Enedis de suspendre le déploiement des compteurs.
Cependant, les résolutions votées en conseil municipal n’empêchent pas la pose de Linky. Lorsque Enedis saisit la justice, le distributeur d’électricité obtient en général gain de cause.
Les opposants utilisent alors des techniques de guérilla pour empêcher l’installation : cadenas posés sur les portes de locaux électriques, compteurs enfermés dans des boîtiers en béton, refus avec lettre à un huissier ou un avocat. Certains jouent au jeu du chat et de la souris avec les installateurs pour les dissuader en fixant des rendez-vous, puis en refusant d’ouvrir la porte.
Un degré d’opposition mal anticipé
Sur le Web, des vidéos cumulent des centaines de milliers de vues sur YouTube. Parmi elles, on trouve notamment un tutoriel pour installer une grille en fer forgé devant son compteur « pour la modique somme de 80 euros » ou un autre qui permet de « neutraliser » les effets de Linky en achetant pour 15 euros un autocollant d’un symbole coloré.
Cette guérilla désole M. Lassus, qui dénonce les obstructions aux compteurs, ce qui empêche, selon lui, d’intervenir en cas d’inondation ou d’incendie.
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Malgré les critiques, le directeur du programme Linky assure qu’Enedis ne cherche pas à pénétrer dans les domiciles privés : « Quand le compteur est à l’intérieur de la maison, il n’est pas question pour nous de forcer qui que ce soit. » Mais il prévient les réfractaires : « On ne fabrique plus les anciens compteurs, donc s’il tombe en panne, il faudra le remplacer par un Linky. » Et d’agiter le risque de faire payer, à terme, le relevé manuel à ceux qui auront refusé.
Le discours anti-Linky se nourrit également des problèmes ponctuels survenus lors de l’installation du compteur, recensés par les associations de consommateurs : lampes tactiles qui ne fonctionnent plus, bugs dans la box Internet, téléviseurs qui s’allument tout seuls, problèmes de chauffe-eau. Ces dysfonctionnements sont souvent liés à une mauvaise installation plutôt qu’au compteur lui-même, mais « cela donne du grain à moudre à la critique », analyse Aude Danieli.