La justice ordinaire dans un tribunal d’instance

Police et Justice – Amendes impayées, conflits de voisinage …
Alors que le gouvernement doit présenter au printemps un projet de réforme de la carte judiciaire, « Le Monde » explore la justice « ordinaire ».
LE MONDE | 01.02.2018  | Par Henri Seckel
Soudain, ce lavabo est devenu une question de vie ou de mort. Il se trouvait dans la ferme de Paul Voye, à Bard-lès-Epoisses (Côte-d’Or, 70 habitants), près de la machine à laver en panne qu’il avait déjà fallu faire réparer quatre fois depuis début 2017. La cinquième fois, le technicien du service après-vente qui s’est pointé pesait bien 100 kg. Après avoir inspecté la machine à genoux, il s’est relevé en s’agrippant au lavabo, et l’a arraché du mur.
La plomberie a coûté 421,30 euros. Paul Voye n’a toujours pas réussi à se faire rembourser. C’est pour obtenir réparation, six mois plus tard, que cet agriculteur de 58 ans, grand gaillard à l’allure bonhomme, le nez comme une patate, des rides comme des sillons, a abandonné sa centaine de bovins le temps d’un après-midi de janvier. Il a roulé jusqu’au tribunal d’instance de Montbard (Côte-d’Or, 5 300 habitants), à 20 km de là, et s’est installé, polaire verte sur le dos, tout au fond de la salle. Son affaire passait en dernier.
Est-ce le regard sombre du directeur du service après-vente, de l’autre côté de la barre ? Le fait de se retrouver pour la première fois devant un juge ? Les mois passés dans la paperasse, à ruminer cette histoire, avant de venir au tribunal ? Les heures, une fois au tribunal, à attendre son tour ? A peine a-t-il ouvert la bouche que l’émotion déborde, à mi-chemin entre l’effroi et la rage. « Le monsieur, il vient pour réparer, il casse ! Mais faut être prudent quand on est chez les gens ! Y’ avait vraiment besoin de s’accrocher au lavabo ? Et puis il voulait pas faire d’attestation, il a fallu insister parce qu’il voulait vite se sauver ! » Sa voix chancelle, ses bras moulinent, ses yeux rougissent, il souffle pour se calmer. Si on ne connaissait pas l’histoire, on pourrait croire qu’il vient de perdre ses cent vaches d’un coup. Mais c’est pour un lavabo à 421,30 euros que Paul Voye est au bord des larmes.
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Une justice à hauteur d’homme
Voilà l’instance : des histoires minuscules et immenses à la fois. Une justice à hauteur d’homme, capable de plonger les justiciables dans des états pas possibles. « Ils viennent au tribunal avec leur émotion, et même s’il s’agit de quelques centaines d’euros, beaucoup en font une question de principe. Peut-être à tort, mais voilà, c’est comme ça, c’est leur affaire », explique le juge Dominique Rubey. Il insiste : « C’est leur affaire. »
Ce jeune magistrat en poste à Montbard avait prévenu : « Vous verrez, pour beaucoup de gens, surtout en milieu rural, aller au tribunal est très angoissant. » Le sien, installé dans un ancien hôtel particulier, n’a pourtant rien d’imposant. D’ailleurs, aucun des 307 tribunaux d’instance du pays ne l’est, qu’ils se trouvent dans les chefs-lieux, à Paris – un par arrondissement – ou à Saint-Amand-Montrond (Cher), Clamecy (Nièvre), Les Andelys (Eure), Trévoux (Ain) et autres bourgades que seuls les cartographes de l’IGN et les fanas du Tour de France sont capables de situer précisément. Les locaux sont souvent modestes, et aussi solennels qu’un centre des impôts. On tient rarement à plus de cinquante dans la salle d’audience.
Bienvenue dans la justice ordinaire. La justice sans palais, sans dorures, sans moulures, sans lustres au plafond ni fresques au mur, sans procureur ni gendarmes ni public dans la salle, sans portique de sécurité à l’entrée ni caméras à la sortie, sans box des accusés, et, bien souvent, sans avocat, dont la présence n’est pas obligatoire – différence majeure avec le tribunal de grande instance. Selon les audiences, entre un et deux tiers des dossiers se règlent sans eux. A quoi bon prendre un avocat qui coûterait trois fois le prix d’un lavabo ?
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« La dernière roue du carrosse »
La perspective attriste bon nombre de juges d’instance. « J’aime cette justice, parce que c’est une justice simple », nous ont dit plusieurs d’entre eux. « Ce n’est pas une justice très bien vue, constate Paul Barincou, c’est un peu la dernière roue du carrosse, ce n’est pas du droit noble avec de beaux raisonnements juridiques ou de grands cabinets d’avocats. Mais c’est une justice qui fonctionne. » Chacun voit la noblesse où il veut. Régler le problème de plomberie de Paul Voye ne changera pas la face du monde, mais cela changera la face du monde de Paul Voye. « Avec ce métier, on pénètre dans l’âme humaine », sourit Dominique Rubey, à Montbard. Parole d’un juge qui a vu un homme au bord des larmes à cause d’un lavabo.
Sur Inventerre Lire : Justice – Secrets de famille, rancunes filiales… immersion dans la justice des tutelles 
Publié le 3 février 2018 par kozett
Alors que le gouvernement doit présenter un projet de réforme de la carte judiciaire, « Le Monde » raconte de l’intérieur ces juridictions de proximité.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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