Science – Au CERN, près de Genève, des expériences pour mieux comprendre l’antimatière

Cette étrange substance qui fleure bon la science-fiction est comme une sœur jumelle de la matière. Une sorte de monde inversé.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 05.02.2018  | Par David Larousserie (Meyrin (Suisse), envoyé spécial)
En ce matin du mois de janvier, la brume humide a du mal à se lever sur Genève et sur le célèbre CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire. Les bâtiments grisâtres, plus longs que hauts, se succèdent, repérables par de simples numéros. Un long cylindre bleu, posé au ras du sol, rappelle le slogan du laboratoire, « l’accélérateur de science ». C’est une pièce identique à celles constituant une partie du célèbre accélérateur de particules qui a permis la découverte du boson de Higgs, une pièce manquante au puzzle de la physique en 2012. Et le CERN a bien l’intention de continuer d’accélérer la connaissance en 2018 dans un autre domaine.

Ce dernier s’épanouit dans un bâtiment qui se ­dévoile, après un virage. Telle une publicité, un grand panneau bleu fend le brouillard : « Antimatter factory ». L’usine à antimatière du CERN est devant nous.
Antimatière ? Cette étrange substance qui fleure bon la science-fiction est comme une sœur jumelle de la matière. Une sorte de monde inversé : même masse, mais une charge électrique opposée. Il existe ainsi des antiélectrons (appelés aussi positrons), des antiprotons (les protons constituent le cœur des noyaux atomiques) ou des antineutrons (dont les constituants internes, les antiquarks, portent une charge opposée à celle des quarks du neutron)… Mais gare aux réunions de famille ! La rencontre entre une antiparticule et une particule est destructrice : les deux membres s’annihilent en émettant un grain de lumière, ou photon, très énergétique. Malgré ce risque, c’est entre les murs de cette usine que, depuis 1995, les physiciens forgent avec succès cette antimatière pour en percer les secrets.
Et c’est dans ces murs, aussi, que la physique vire à la métaphysique. « Pourquoi on existe ? », s’interroge ainsi Chloé Malbrunot, chercheuse du CERN dans cette usine. Elle pose là une des questions les plus fondamentales sur nos origines. Au commencement de l’Univers, il y a 14 milliards d’années, autant de particules et d’antiparticules sont créées. Aucune raison que les unes soient plus abondantes que les autres en théorie ; elles sont comme les deux images en miroir d’un même objet. Mais pour que nous soyons là pour en parler, ce bel équilibre a dû être rompu. Le miroir s’est brisé. La matière a pris le pas sur l’antimatière. Pas de beaucoup, un rapport de 999 999 999 pour la seconde contre 1 milliard pour la première. Une différence infime, mais suffisante pour qu’aujourd’hui l’antimatière ait disparu.

Aegis, une des six expériences du CERN, près de Genève, dont le but est de savoir si la matière et l’antimatière se comportent de la même façon. Max Brice/CERN
Pourquoi ? Tels des biologistes tentant de ressusciter un mammouth grâce à son ADN, les physiciens recréent ce qui a disparu dans l’Univers et cherchent à trouver une différence entre les deux formes de particules. « Nous ne cherchons pas de différence, corrige Jeffrey Hangst, professeur à l’université danoise d’Aarhus et l’un des plus expérimentés “ouvriers” de l’usine, après vingt-cinq ans consacrés à ce sujet. Nous cherchons la vérité. » Dont acte.
Autre leçon, vite apprise dès le seuil de l’usine franchi : sonder l’antimatière est d’abord une histoire de matière. Béton, acier, cuivre, aluminium, bidons d’hélium, fils électriques… occupent un vaste hall. Tout autour de celui-ci, un ­anneau de 180 mètres de long est protégé par d’énormes blocs de béton, formant une sorte de tunnel, haut comme un homme. A l’intérieur, des antiprotons y circulent dans un tube guidé par des champs électromagnétiques créés par des aimants, des électrodes, des bobines de fils… qui peuvent les freiner ou les accélérer. Au-dessus de ce manège, des passerelles métalliques permettent de circuler et d’observer les six expériences installées ici.
L’instrument de BASE a l’air de se cacher sous une bâche en plastique. Pas très loin, un mince tube contenant des positrons passe au-dessus d’Aegis et de son énorme conteneur d’acier, pour rejoindre Atrap, installé sur un plateau supérieur. Au-dessous, au rez-de-chaussée, Alpha a ­libéré de la place pour installer un second appareil à la verticale, perpendiculaire à son jumeau. Dans un autre espace, derrière deux murs de béton, GBAR est aussi en chantier. Une jolie et intrigante boîte métallique violette attend d’être raccordée au cœur de l’expérience. Enfin, au-dessus de GBAR, des équipements étiquetés Asacusa ont l’air d’épier ce qui se passe en dessous.

Mini-anneau de 30 m de circonférence
Deux cents chercheurs environ travaillent sur ces six expériences pour fabriquer de l’antimatière et comparer ses propriétés à celles de la ­matière. L’endroit est unique au monde, car il est le seul à produire les antiprotons, « ralentis » à quelque 10 % de la vitesse de la lumière, nécessaires aux expériences. Ils jaillissent de l’anneau sous le béton par différents canaux. « Il faut 400 000 protons percutant une cible d’iridium pour fabriquer un seul antiproton », selon Christian Carli, chef de projet de la nouvelle source, Elena, qui démarrera au printemps. Celle-ci, en sortie de l’anneau principal, promet de ralentir les particules presque dix fois plus pour augmenter l’efficacité des expériences. « C’est presque un jouet pour le CERN en comparaison des autres machines », s’amuse Patrice Perez, chercheur du CEA et responsable de l’expérience GBAR, en contemplant ce mini-anneau de 30 mètres de circonférence.
Mais le chercheur, comme ses collègues, n’a pas le temps de flâner. L’année 2018 pourrait être ­décisive. Chaque expérience n’a que quelques mois pour effectuer d’ultimes percées, avant un arrêt de deux ans des principales machines du CERN, pour augmenter les performances de ­l’accélérateur vedette, le LHC. Pas de protons, pas d’antiprotons, pas d’antimatière, pas d’expériences, pas de « vérité »… Toutes, à l’exception de BASE, mitonnent le même plat, mais accommodé et réalisé différemment : de l’antihydrogène plus ou moins chaud. Cet antihydrogène n’a pas de charge électrique et est formé d’un antiproton autour duquel tourne un antiélectron.
Dans Alpha et Atrap, les deux types d’antiparticules arrivent de part et d’autre d’une enceinte à vide dans laquelle des champs électromagnétiques confinent ces particules chargées dans une sorte de bol virtuel. Une dizaine de millions d’antiprotons déboulent dans le bol, 100 000 y resteront. A force de se mélanger l’un contre l’autre, quelques antiprotons, une dizaine, capturent un antiélectron en orbite. L’antihydrogène est prêt, mais un peu chaud, un demi-degré au-dessus du zéro absolu, soit une vitesse d’agitation résiduelle des particules de quelques dizaines de ­mètres par seconde. En décembre 2017, Alpha a réussi à obtenir 1 000 antihydrogènes pendant plusieurs heures, alors qu’habituellement c’est de l’ordre de la trentaine, ce qui est déjà un record.

Aegis et GBAR veulent faire différemment, afin d’avoir un bol d’antihydrogène mille, voire un million de fois plus froid. Les deux expériences ne mélangent pas les antiprotons aux antiélectrons, mais à une autre particule exotique, un positronium, une paire d’électron et d’antiélectron (un couple qui a la faculté de ne pas s’annihiler pendant… 140 nanosecondes). La rencontre promet d’être plus efficace, car les ­positroniums sont plus gros que les positrons. L’autre avantage est que l’antihydrogène est ­concentré dans une sorte de jet. C’est aussi ce que veut faire Asacusa pour obtenir plus d’antimatière, mais les chercheurs essaieront de concentrer les rares atomes d’antihydrogène grâce à des champs magnétiques. « Nous espérons aussi ­obtenir de l’antihydrogène chargé positivement qui sera plus facile à refroidir. Ce serait la cerise sur le gâteau pour 2018 », indique Patrice Perez.
Une fois ces antiatomes concentrés et quasi ­figés, toutes les équipes en sonderont les ­niveaux d’énergie interne grâce à des lasers, tout comme les physiciens le font depuis longtemps sur l’hydrogène.
Alpha l’a déjà fait, mais à des précisions au moins mille fois moindres que celles obtenues sur l’hydrogène jusqu’à présent. Et pour l’instant, pas de différence… « Nous visons la même précision que celle obtenue pour l’hydrogène », explique Chloé Malbrunot, qui travaille à la fois dans ­Aegis et Asacusa.
Une partie du hall expérimental avec les installations Asacusa, Alpha et Atrap. CERN
Mais Alpha, qui évidemment améliorera ses mesures, va tenter en plus cette année une prouesse incroyable : observer si l’antimatière ne tomberait pas vers… le haut ! Si c’était le cas, le ­retentissement serait colossal, car cela signifierait qu’une cinquième force est à l’œuvre dans notre Univers, en plus de la gravité, la force électromagnétique et les deux forces qui tiennent les noyaux (interactions faible et forte). Cela pourrait même signifier que l’antimatière n’a en fait pas totalement disparu et qu’elle se tapirait dans des bulles au sein de la matière. Cela expliquerait pourquoi notre Univers est en expansion accélérée comme « tirée » par une force au lieu de s’effondrer sous l’effet de la gravité. Un vrai choc.
« Avec 1 000 antihydrogènes dans notre enceinte, on pourra savoir si ça tombe vers le haut ou pas en quelques jours », affirme Jeffrey Hangst, qui pourrait commencer l’expérience à la fin de l’été. L’analyse sera d’autant plus difficile que les antihydrogènes sont assez chauds, agités, et vont dans tous les sens. Certains filent donc naturellement vers le haut.
« Peu de gens croient à cet effet vers le haut, et il n’y a que des ébauches de théorie pour l’expliquer », estime Michael Doser, responsable d’Aegis. Pourtant, lui aussi tentera de dire comment chute l’antimatière, non pas comme Alpha, en la laissant tomber, mais en voyant, comme on tirerait un boulet de canon, quelle trajectoire balistique il effectue. « Ça n’a jamais été fait, alors notre devoir de chercheurs est d’essayer de le faire », ­relève Patrice Perez, dont l’expérience (GBAR) sera la troisième à se lancer dans cette drôle de course. Mais pour lui et Aegis, il faudra attendre 2021, pour observer l’antihydrogène en chute ­libre. Les prochains mois serviront à « armer » les canons et à faire des jets d’antimatière.
Plusieurs publications scientifiques
Alpha a donc une longueur d’avance. « L’année 2017 a été exceptionnelle pour nous. J’en suis même presque sous le choc », décrit Jeffrey Hangst, qui ne voudrait pas que ses étudiants pensent que la vie de chercheur est toujours aussi réussie. L’équipe a publié deux fois dans Nature l’an dernier et attend dans les prochaines semaines une troisième parution. Ce qui excite naturellement son responsable, qui arbore un pin’s en forme de guitare à sa veste en hommage à son groupe de rock, Diracula (nom ­construit avec Dirac, le physicien inventeur du concept d’antiparticules, et Dracula, car… la chanteuse est roumaine !). Et évidemment s’il voit « monter » les antiatomes, lui et ses collègues auront à nouveau les honneurs. Si la chute est vers le bas, alors pour estimer à quel point elle est identique ou différente de celle de l’hydrogène, il faudra patienter etentrer en compétition avec GBAR et Aegis.
L’ambiance est donc plutôt chaude à l’usine. BASE, qui s’intéresse uniquement aux propriétés de l’antiproton par rapport au proton, est concurrencée par Atrap, qui, dans un second volet consacré à l’antihydrogène, concurrence Alpha, qui affronte non seulement Asacusa sur l’antihydrogène, mais aussi Aegis, pour la partie chute de l’antihydrogène. Cette dernière étant concurrente directe de GBAR, qui pourrait aussi s’intéresser aux antiprotons, chasse gardée de BASE…

Vue de l’instrument Elena permettant de ralentir les antiprotons dans un anneau de 30 mètres de circonférence. Maximilien BRICE/CERN
Alors, les amabilités fusent. « Si j’étais eux, j’arrêterai, car nous sommes bien meilleurs. »« Ils n’y arriveront pas cette année. »« Je ne crois pas que leur méthode va marcher. »« On ne boit pas de bières ensemble, c’est sûr. » Malgré deux réunions annuelles communes et un porte-parole de la communauté, les informations restent souvent bloquées dans les compartiments de béton. Et l’allumage ou l’extinction du champ magnétique dans un coin du hall perturbe l’expérience d’à côté, tant les mesures sont précises.
L’enjeu fondamental dépasse aussi les querelles quotidiennes. Et toutes les équipes ont déjà eu leurs succès et records. BASE, spécialisée dans les antiprotons, a tenu pendant plus de 405 jours un seul antiproton dans son piège. En 2017, ses chercheurs ont publié la meilleure estimation de deux paramètres internes de cette particule… sans trouver de différences avec le proton. Asacusa a comparé les masses de l’antiproton et de l’électron avec une précision inégalée. Elle a aussi confirmé, comme Alpha, que l’antihydrogène n’avait pas de charge électrique.
Finalement, pour l’instant il n’y a pas d’autres différences que celles mises en évidence depuis 1964. Cette année-là, au laboratoire national de Brookhaven (Etats-Unis), il a été observé qu’une particule, le kaon, ne se désintègre pas comme sa sœur quasi jumelle. D’autres expériences, dont LHCb au CERN, ont confirmé sur d’autres particules cet écart. Mais les théoriciens s’accordent à dire que cette différence n’est pas suffisante pour expliquer le déséquilibre initial matière/antimatière.
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Le lent travail d’exploration d’une matière disparue se poursuit donc. La vérité échappe encore aux chercheurs. Obstinés et imaginatifs, ils n’ont rien d’antihéros.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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