La société face au « paradoxe de la viande »

 Nous continuons à soustraire à la vue d’une opinion publique dégoûtée par le sang la réalité de la production de viande, à savoir que trois millions d’animaux sont tués chaque jour en France, le plus souvent à la chaîne, rappelle la journaliste du « Monde » Audrey Garric.

Le Monde | 21.04.2018  | Par Audrey Garric
Analyse. Que savons-nous des conditions de vie des animaux d’élevage, ou plutôt, que voulons-nous savoir ? La question se pose à la lecture d’une tribune publiée par Libération le 18 mars, intitulée « Pourquoi les végans ont tout faux ». Les trois auteurs, le politologue Paul Ariès, le journaliste Frédéric Denhez et la sociologue et directrice de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) Jocelyne Porcher, pourfendent les individus qui excluent de leur quotidien tout produit d’origine animale (viande, poisson, œufs, lait, fromage, laine, cuir, cosmétiques, etc.).
Non, clament-ils, les végans ne vont sauver ni les animaux, ni les humains de la famine, ni l’agriculture, non plus l’écologie, notre alimentation ou notre santé. Le véganisme est dépeint comme « un monde terrifiant », « dangereux », qui « menace de nous faire perdre notre humanité », de « dépendre d’une alimentation industrielle 4.0 » et « d’uniformiser nos paysages ».
Parmi les arguments développés par les signataires en figure un cher aux amateurs de viande : l’intérêt des animaux. « Nous avons des intérêts respectifs à vivre ensemble plutôt que séparés », assurent les auteurs. « Ainsi est-il probable, tempèrent-ils à peine, qu’ils ne demandent pas à être libérés (…). Les animaux demandent à vivre avec nous, et nous avec eux, ils demandent à vivre une existence intéressante, intelligente et digne. »
Mon steak n’est pas un animal
Bien habile celui qui peut dire ce que veulent les animaux domestiques quand même l’éthologie, malgré ses progrès, n’a toujours pas réussi à le déterminer. Rien n’indique qu’ils acceptent les conditions de vie qu’on leur réserve dans les exploitations industrielles – une situation que dénoncent par ailleurs les auteurs de la tribune.
En France, 69 % des poules pondeuses sont enfermées…
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En France, 69 % des poules pondeuses sont enfermées dans des cages, sur des superficies de la taille d’une feuille A4, sans ne jamais voir la lumière du jour ; 95 % des cochons vivent sur des caillebotis dans des box desquels ils ne peuvent ni se soustraire ni même se retourner, et subissent encore fréquemment l’ablation de leur queue sans anesthésie.
Surtout, qui nous prouve que ces bêtes acceptent la fin inéluctable que l’humain leur assigne, celle d’être tuées pour nous nourrir ? Et ce, alors que leur existence est toujours plus courte : six semaines pour les poulets, six mois pour les cochons, cinq ans pour les vaches laitières. C’est là la grande absente de la tribune d’Ariès, Denhez et Porcher : elle est entièrement tournée vers la vie des animaux. Or, au sein des élevages, nous les faisons naître pour, à terme, les tuer.
Le phénomène psychologique derrière cette omission a déjà été décrit : c’est celui de la dissonance cognitive, théorisé dans les années 1950 par le psychologue américain Leon Festinger et auquel le philosophe franco-canadien Martin Gibert a consacré un ouvrage, Voir son steak comme un animal mort (Lux, 2015). Il évoque l’état d’inconfort qui survient « lorsque des cognitions, c’est-à-dire toutes sortes de croyances implicites ou explicites, vraies ou fausses, sont incompatibles avec un comportement ».
Or, comme nous tolérons mal la dissonance, poursuit-il, nous cherchons à l’atténuer ou à rétablir une cohérence entre nos croyances et notre comportement. Trois solutions s’offrent alors à nous : changer de comportement, réinterpréter nos croyances ou réinterpréter notre comportement.
Les deux dernières stratégies sont évidemment les plus aisées à mettre en œuvre. Elles consistent à se persuader que les animaux ne souffrent pas vraiment, que l’on a absolument besoin de protéines animales ou qu’il y a des problèmes plus graves dans le monde. Tous ces mécanismes de pensée – ou de protection – expliquent que l’on puisse continuer à exploiter les animaux tout en voulant leur bien-être. Que l’on affirme en toute sincérité les aimer sans cesser de les manger.
Contre-attaque des éleveurs
Ce « paradoxe de la viande », qui nous est toujours apparu naturel, est depuis quelque temps décortiqué, analysé, remis en cause. Il est chaque jour davantage ébranlé par les vidéos-chocs dénonçant l’exploitation animale, diffusées de manière virale par les réseaux sociaux et reprises massivement dans les médias.
Fin mars, des associations dévoilaient les coulisses de la production de jambon de Parme, l’un des fleurons de la gastronomie italienne : animaux malades ou blessés dans des bâtiments sales et surpeuplés, cadavres en décomposition dans les couloirs… En février, l’élevage de visons pour de la fourrure a été épinglé, montrant des mustélidés tournant en rond dans de minuscules cages, parfois automutilés, sur des monticules d’excréments. Avant cela encore, des veaux transportés dans des camions ou des bateaux sur plusieurs milliers de kilomètres ou des souris tuées par dislocation cervicale ou asphyxie dans des laboratoires.
Dans cette guerre toujours plus violente de mots mais surtout d’images, l’industrie et les éleveurs l’ont compris : il est urgent de contre-attaquer. Sur Twitter, avec le hashtag #ceuxquifontlelait, ou sur YouTube, ils publient désormais des vidéos montrant des vaches se régaler de foin, sortir de l’étable pour leur première mise à l’herbe, vêler ou être soignées. D’autres coulisses pour montrer une autre réalité, la volonté d’élever les animaux dans les meilleures conditions possibles.
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Il reste une omission dans cet effort de transparence : l’abattage des bêtes à proprement parler. Il y a bien quelques images d’animaux saignés à la ferme ou dans des abattoirs mobiles, mais dans la quasi-totalité des cas, la mise à mort reste cachée dans des lieux fermés ou très difficiles d’accès.
Nous continuons à soustraire à la vue d’une opinion publique dégoûtée par le sang, la réalité de la production de viande, à savoir que trois millions d’animaux sont tués chaque jour en France, le plus souvent à la chaîne. Or, c’est la condition pour un débat enfin apaisé : que chacun assume de (faire) tuer pour manger.
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Le mouvement végan demande à ce que l’on ne consomme plus de produits d’origine animale. Mais comment se nourrir et sortir d’un modèle agro-industriel ? Le journaliste Aymeric Caron et la sociologue Jocelyne Porcher en débattent.
Le Monde | 21.04.2018 | Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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