« De la politique, l’économie est devenue sacrée ! »

Nexus – N°115 – mars/avril – Rencontre avec Yves-Marie Abraham*- Extraits –
Yves-Marie Abraham: «On veut réduire la production avant tout (...) Dépendre de quelques personnes ce n'est pas très grave, mais dépendre d'industries lourdes qui requièrent des moyens énormes sur le plan énergétique, c'est plus inquiétant.»Yves-Marie Abraham:  (Crédits : Maëlle Besnard)
A la vue de tout le monde, mais sans se l’avouer, l’économie et la croissance sont-elles de facto la principale religion contemporaine ? Loin d’être un mot d’humeur, cette question tente de comprendre pourquoi le monde actuel semble indéboulonnable malgré tous ses excès. L’attachement à la croissance n’y relève plus, dès lors, de la rationalité. En prendre conscience, s’en détacher, c’est donc se libérer d’une croyance.
Nexus : Quels sont les mots les plus sacrés du culte économique ?
Y-M. A. : Le mot « économie » est lui-même un mot sacré. D’une façon générale, le langage de l’économiste est un langage sacré, d’autant plus qu’il s’est associé avec ce qui semble être l’autre composante majeure de notre sacré : la technoscience. A partir de la fin du XIXème siècle, un très gros travail intellectuel a été réalisé pour imposer l’économie comme une science pure, sur le modèle de la physique. Ce travail a consisté entre autres à mathématiser le langage économique, et l’économie a ainsi cessé d’être politique. C’est un coup de force réussi. Dès lors, non seulement les simples citoyens, mais ceux les représentent pour régler le sort de la cité sont réputés incompétents sur ces questions. La médiation des économistes devient incontournable, exactement comme le clergé catholique s’est imposé à une époque comme l’intermédiaire entre Dieu et ses fidèles.
Leur langage est d’ailleurs à peu près aussi incompréhensible pour le commun des mortels que l’était le latin d’église. Pour séparer le sacré du profane, rien ne vaut un langage hermétique. Et pour aller au bout de cette comparaison, il faut souligner enfin que les spécialistes de l’économie jouent un rôle identique à celui qu’on joué les membres de l’Église  catholique pendant des siècles : ils justifient l’ordre en place, en l’occurrence, l’ordre capitaliste.
Dans quelle mesure, le travail et la scolarité sont-ils partie prenante de la religion moderne ?
«  Travail », est le mot qui désigne les activités qui rapportent de l’argent Comment ne pas voir que nous avons réellement sacralisé ces activités ? Il s’est produit une inversion extraordinaire au cours des derniers siècles en Occident. Le travail a été longtemps considéré comme une activité qu’il convenait d’éviter le plus possible (il faut dire aussi que les conditions des travail ont été longtemps très pénibles). Aujourd’hui, nous ne concevons pas une vie bonne sans travail. Nos choix les plus importants (études, lieux d’habitation, parentalité…), nous les effectuons en fonction du travail. 
Dans une large mesure, on peut considérer que la scolarisation obligatoire est également l’un des principaux rites ascétiques de notre monde. L’école tient rigoureusement nos enfants à l’écart des choses sacrées de ce monde, tout en les préparant à entrer en contact avec elles. Parmi les composantes de ce rituel, le dressage qui s’y opère – apprendre à obéir, à respecter un horaire fixe, se livrer à des activités qui n’ont pas toujours de sens pour elles-mêmes et qui ont été décidées par d’autres – est probablement essentiel pour produire de bons travailleurs, mais aussi de bons consommateurs de marchandises standardisées, comme le soutenait Ivan Illich dans « Une société sans école ». 
Si l’on accepte que l’industrie, la production et la consommation sont la « vraie » religion du monde contemporain, comment est-il possible de se déconditionner sans être un profanateur ?
Tout culte rassemble les rituels dont la fonction est d’organiser et de régler les contacts avec les choses sacrées. D’une part celui qui consiste à consommer des choses pour produire d’autres choses – les marchandises. D’autre part, les obtenir à l’aide de cette autre chose particulièrement sacrée qu’est l’argent, dans le but d’acquérir ou d’augmenter notre bien. D’où le formidable respect dont jouit l’entreprise dans notre monde, puisque c’est là que sont produites les marchandises. Dans les deux cas, il s’agit bien de cérémonies collectives, dans ces vastes centres ou zones d’achat, qui accueillent les « fidèles » par milliers.
En outre, ces cérémonies sont accomplies par leurs participants à peu près aux mêmes heures de la journée, dans les villes qui ne cessent de grossir. Tout cela produit une effervescence considérable, qui favorise sans aucun doute la réaffirmation de notre idéologie économique. Et il faut être un citadin blasé, entretenant une vision romantique de la vie campagnarde pour ne pas prendre conscience de cet impact psychologique . Dans une tel contexte , prôner la réduction du temps de travail, la dé-consommation ou, pire encore, la décroissance de l’économie, a quelque chose de sacrilège. De même que la remise en question de l’entreprise.
Les grandes élections continuent à se jouer sur la prédication des candidats autour de la croissance économique, alors même que ses effets délétères se voient aujourd’hui de manière collective. Voyez-vous, par ailleurs, des signes, même faibles, d’involution de cette théocratie économique ? 
La gauche et la droite ne sont pas d’accord sur la manière de « créer de la valeur » et de la redistribuer, mais elles ne questionnent pas la nécessité d’en créer. C’est cela le sacré. Il transcende les différences et les clivages au sein de la collectivité qui lui rend un culte. Et ceux qui osent parfois l’attaquer sont réduits au silence ou marginalisés. C’est le sort qui a été réservé, du moins jusqu’à une date récente, à un discours comme celui de la décroissance (ou encore, par exemple, celui des médecines alternatives).

Celui qui croit à une croissance exponentielle infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Difficile, de nos jours, d’échapper à cette citation attribuée à l’économiste Kenneth Boulding.
Mais c’est effectivement en train de changer. Il y a encore dix ans, les « objecteurs de croissance » étaient soit ignorés, soit tournés en dérision. A présent, ces thèses ont droit de cité, même si on n’en trouve pas encore la trace dans les éditoriaux.
L’extrême gravité de la situation planétaire sur le plan écologique, ainsi que le creusement d’inégalités injustifiables au sein de nos sociétés ne peuvent que susciter des doutes quant à la viabilité de la forme de vie sociale qui est la nôtre. Notre sacré nous apparaît de plus en plus néfaste, peut-être parce que la frontière avec le profane est en train de sauter. – l’économie est en effet partout à présent, elle semble avoir envahi tous les domaines de notre existence. Parmi les candidats actuellement possibles, le discours écologique pourrait bien s’imposer comme le fondement d’un nouveau sacré. Pour le meilleur ou pour le pire ?
* Yves-Marie Abraham est de ceux qui cassent les codes. Membre du « Mouvement québécois pour une décroissance conviviale », il est également professeur au département de management de HEC Montréal, après avoir étudié à HEC Paris. Français, issu d’une famille d’artistes, étudiant en littérature puis en sociologie en France, au départ, rien ne le prédestinait à intégrer la prestigieuse école de commerce et à y enseigner. S’il admet rester « un marginal », il s’est vite senti libre d’exposer ses idées. « HEC Montréal est un endroit atypique, où depuis longtemps des personnes critiquent le capitalisme », explique-t-il.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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