Entre Tokyo et Osaka, voyage à la rencontre des artistes, plasticiens, designers et metteurs en scène, qui participent à cet événement qui se déroule de juillet 2018 à mars 2019.
LE MONDE | 07.07.2018 | Par Laurent Carpentier (Tokyo et Osaka (Japon)
« Coqs » (avant 1765), du peintre Ito Jakuchu, est l’un des trentre rouleaux prêtés pour un mois à la France. Ils seront exposés au Petit-Palais à Paris. MUSÉE DES COLLECTIONS IMPÉRIALES (SANNOMARU SHOZOKAN), TOKYO
L’odeur de la terre remonte des maraîchages alentour. Une fraîcheur de printemps enveloppe les vieilles maisons traditionnelles. La porte ouverte d’un hangar vétuste laisse entrevoir un distributeur automatique de laitues pour qui veut s’arrêter là et y glisser quelques yens. Au loin, des deux côtés du fleuve Ujigawa (ou Yodo), dans cette banlieue de Kyoto, les barres d’immeubles déferlent par vagues. Et dans le soir qui tombe, de gros moustiques viennent tarauder un zèbre empaillé.
C’est ici que l’artiste Kohei Nawa a installé son quartier général. Une ancienne fabrique de sandwichs où s’agitent, studieux et silencieux, une trentaine de graphistes, plasticiens, designers et architectes. D’un seul mouvement, l’œil embrasse ce que l’opération « Japonismes 2018 : les âmes en résonance » – qui, jusqu’en mars 2019, va rassembler en France une cinquantaine d’événements prestigieux – voudrait avant tout nous donner à voir : le mariage de la tradition et de la modernité.
Combinaison de travail noire impeccable, décontractée et chic, sandales en tissu stylisées blanc et noir, Kohei Nawa reçoit en son atelier. Autour de lui : sculptures passées et à venir ; grands tableaux où, à coups de coulures géométriques, il interroge les lois de la gravité ; et puis ces cerfs taxidermisés, prisonniers d’une enveloppe de bulles de verre comme d’immenses furoncles transparents et déformants, qui l’ont fait connaître.
Un trône sous la Pyramide du Louvre
« Au début, je n’étais pas vraiment conscient d’être un artiste japonais, mais à force de côtoyer des artistes étrangers, j’ai réalisé que je défendais quelque chose de ma culture », raconte celui qui, il y a encore quelques années, du temps où il participait à l’exposition collective « Bye Bye Kitty !!! », plaidait pour l’universalité.
C’est à cette coqueluche des collectionneurs asiatiques, quasi inconnue en France (l’art contemporain japonais reste à 80 % un marché domestique) que la Fondation du Japon, en partenariat avec le Louvre, a confié l’emblématique tâche d’occuper la Pyramide pendant « Japonismes ». Ce sera Throne, sculpture monumentale de 10 mètres de haut, sorte de scarabée doré, imagerie à mi-chemin entre La Guerre des étoiles et ce bouddhisme qui travaille le plasticien au corps. Une interrogation sur le pouvoir, explique Kohei Nawa :
« Qui est sur le trône dans notre société moderne ? Qui le sera dans le futur ? C’est la question que je voulais poser avec ce trône que j’ai voulu vide. »
Le Japon, près de 130 millions d’habitants dont 40 % ont plus de 65 ans et 2 millions plus de 90 ans. Un peuple vieillissant qui voudrait soigner ses enfants. Un Japon qui, il y a cent cinquante ans avec la restauration Meiji (1868-1912), s’est ouvert au monde après plus de deux siècles de repli sur soi pendant l’ère Edo (1603-1868), période paradoxale d’autarcie et d’austérité mais aussi de paix et de création artistique. C’est celle des estampes japonaises qui influencèrent Degas, Monet ou Rodin dans ce mouvement que l’on appellera justement en France à la fin du XIXe siècle le japonisme… Un Japon ambivalent qui, encore aujourd’hui, cultive malgré tout une insularité qui l’isole.
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Arts traditionnels méconnus
« Je suis allé à Paris une seule fois. C’était il y a vingt-trois ans, soupire le comédien Katsumi Kiba, qui, dans le cadre de « Japonismes », viendra interpréter en février 2019, au théâtre de la Colline à Paris, Kafka sur le rivage, d’après le roman de Haruki Murakami.
« Il y a une barrière de la langue qui rend difficile de sortir du Japon »
La mise en scène est l’œuvre de son mentor, le metteur en scène Yukio Ninagawa, disparu il y a deux ans. Mais qui, en France, a entendu parler de Yukio Ninagawa, pourtant l’un des plus célèbres metteurs en scène de l’archipel ?
On ne connaît guère du théâtre japonais que les spectacles traditionnels de kabuki, de no ou les marionnettes du bunraku. Et on ignore pratiquement tout du shingeki, mouvement réaliste qui naîtra après la restauration Meiji, tout comme de l’angura, autre mouvement théâtral contestataire des années 1970, dont Ninagawa fut – pour les deux – une figure. A l’exception du Festival d’automne à Paris grâce à l’ancien directeur, Michel Guy, qui prit un jour de 1978 un avion pour Tokyo et en revint bouleversé, laissant dans son sillage un long compagnonnage avec les artistes les plus pointus de ce pays énigmatique.
Le Festival présentera d’ailleurs cette année, dans le cadre de « Japonismes » (au Théâtre de Chaillot et à l’Espace Pierre-Cardin à Paris, au Théâtre de Gennevilliers…), outre le Grand Kabuki par la compagnie Shochiku, une série de jeunes metteurs en scène comme Kuro Tanino, qui fut psychiatre avant d’opter pour le théâtre et préfère pour ses spectacles les story-boards aux textes dialogués, ou encore Hideto Iwaï, qui évoque la vie des hikikomori, ces jeunes qui fuient la réalité en s’enfermant chez eux.
Règles mystérieuses
Izumi Tayo est assise bien droite dans son kimono. Depuis le foyer du Théâtre national de bunraku d’Osaka, elle suit sur les écrans la fin de la scène qui se déroule dans la salle. Elle vient tous les jours depuis qu’elle a épousé Ori, l’un des chanteurs qui accompagnent les impressionnantes marionnettes. Il faut parfois plusieurs personnes pour les manipuler pendant le spectacle, qui dure huit heures.
Certains viennent voir le début, d’autres savent que c’est le deuxième acte qui est le plus spectaculaire, on entre et on sort aux entractes, une sorte de cinéma permanent dont les règles sont mystérieuses pour l’Occidental perdu en ces lieux.

Le Japon ne fait pas mystère de ses mystères. L’aimer se mérite. Comme pour le kabuki ou le nô, tout est question de rituels, de codes. Et même quand il se révolutionne – comme en danse avec le buto dans les années 1960 –, le formalisme esthétique en reste le fondement. Passé cet émerveillement exotique – ce néojaponisme ? –, notre méconnaissance est du même ordre pour les arts plastiques. On invoque Hokusai, on tâtonne sur l’art contemporain et on ignore pratiquement tout des peintres du XXe siècle comme Ryusei Kishida dont l’un des portraits de sa fille, exposé au Musée national de Tokyo, est considéré ici comme l’équivalent de La Joconde.
Foujita, lien entre la France et le Japon
« Ici, la tradition est partout. Le rapport à l’autre est codifié par une conscience du groupe », Louise Lemoine, cinéaste française en résidence à la villa Kujoyama
Une exception, sans doute, Foujita. Et cela uniquement parce que ce dernier fit l’effort de venir jusqu’à nous. Le peintre, à qui le Musée Maillol a déjà consacré cette année une exposition, sera également à la Maison du Japon de janvier à mars 2019 pour des œuvres jamais présentées en France, notamment celles datant des années 1940 quand le gouvernement japonais l’appela à mettre son art au service du ministère de la guerre. Né Tsugouharu Foujita en 1886 à Tokyo, mort Léonard Foujita en 1968 à Zurich, dandy, exubérant, voyageur, le peintre est, entre la France et le Japon, un pont recherché dans cette vaste opération qui vise au rapprochement…
Et pourtant, c’est peut-être justement l’étrangeté qui fait tout le sel de notre relation. On peut voir dans cette ville sidérante qu’est Tokyo, hygiéniste, disciplinée, propre malgré ses 13 millions d’habitants, avec ses armées de costumes-cravates, ses files d’attente bien alignées, son absence d’insécurité, le signe d’une forme d’autoritarisme, le symptôme d’une société où les gens se tuent au travail. Une société de plein-emploi où, derrière les paravents, on voit des jeunes ne plus vouloir sortir, aller à l’école, se marier.
Mais on peut aussi y entendre la structure d’une société insulaire, qui a grandi face aux risques de tremblements de terre et de tsunami, fermée au monde pendant des siècles, en autarcie émotionnelle et dont le sens du collectif nous renvoie à nous-mêmes.
« Etre européen, c’est un mélange de cultures, un palimpseste d’identités. Ici, la tradition est partout. Ici, le rapport à l’autre est codifié par une conscience du groupe. On peut voir ça comme une obéissance à la règle mais qui, en fait, parle de communauté, répond à des siècles d’enfermement », analyse Louise Lemoine. Avec son compagnon l’Italien Ila Bêka, elle poursuit un travail cinématographique sur l’architecture à la Villa Kujoyama, le pendant à Kyoto de la Villa Médicis. « Et comment échapper à la tradition dans un pays où l’hérédité culturelle est omniprésente ? »
Musique ancestrale
Le Japon aime les généalogies qui plongent dans la nuit des temps. A Osaka, le grand maître de l’école du thé Urasenke, l’une des trois grandes branches de la secte Rinzai qui perpétue la très codée cérémonie du thé, représente la seizième génération depuis le fondateur. Son père, Sen Gen Shitsu, à 95 ans, continue de parcourir le monde et assure qu’il doit sa longévité aux cinq tasses par jour de matcha, ce thé vert moulu préparé lors de cérémonies silencieuses et millénaires où se mélangent les trois absolus de l’idéal japonais : l’esthétique, la pureté et la tranquillité. « J’ai peut-être du sang vert », lance le vieil homme qui devrait être à Paris entre le 2 et le 7 octobre pour une cérémonie à la Maison de la culture du Japon, dans le cadre d’une semaine consacrée à la culture zen.A Tokyo, au palais impérial, fier dans sa tenue orange qui le fait ressembler à un moine tibétain, Iroki Kogi, 63 ans, le chef de l’orchestre impérial de gagaku, la musique classique traditionnelle japonaise, relate fièrement qu’il a remonté ses racines jusqu’à la trente-huitième génération, c’est-à-dire peu ou prou au Xe siècle, aux origines de cette transe répétitive et majestueuse. Les instruments sont à son image : le biwa, à cordes pincées, le so, une sorte de harpe horizontale, les différentes percussions, l’hichiriki, un hautbois, le sho, dit « l’orgue à bouche », qu’il faut placer sur un réchaud pour éviter que les anches ne s’engorgent…
Occasion unique sera ainsi donnée le 3 septembre d’assister, à la Philharmonie, à un concert de cet orchestre impérial dont la vie est rythmée par celle de la cour. Deux fois par an seulement, une petite cohorte d’invités franchit les épaisses murailles qui, dans le centre de Tokyo, ceinturent l’immense palais. Au balcon de la petite salle apparaissent l’empereur et sa femme, deux poupées de porcelaine aux cheveux gris, visages de cire, applaudissant de leurs mains frêles et de leur sourire friable. A les observer, on se dit qu’Akihito a l’âge de cette musique, lui qui va abdiquer l’an prochain au profit de son fils. Que cela ressemble à un rêve dans les limbes du Pacifique.
Œuvres interactives
Parler culture au Japon, c’est faire défiler les époques et les techniques. Depuis les poupées mécaniques de Tanaka Hisashige présentées du 1er au 4 novembre à la Maison de la culture du Japon (né en 1799, l’ingénieux ingénieur fut à l’origine de ce qui deviendra Toshiba), jusqu’à la chanteuse-hologramme aux millions de fans, Hatsune Miku – 1,58 m, yeux bleus, cheveux turquoise, voix et corps totalement de synthèse –, qui se produira cette saison à La Seine musicale, à Boulogne-Billancourt.

Christophe Morin / IP3 . Paris, France le 14 mai 2018. Le Le collectif japonais Teamlab presente a la Villette, Au dela des limites, une exposition dont vous etes le heros. (MaxPPP TagID: maxpeoplefrfour408838.jpg) [Photo via MaxPPP]