Dans une tribune au « Monde », le diplomate Jean-Marie Guéhenno rend hommage à l’ancien secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, mort samedi 18 août, dont il fut un proche collaborateur.

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Jean-Marie Guéhenno : « Kofi Annan avait choisi de parier sur le meilleur de l’humanité »
LE MONDE | 20.08.2018 | Par Jean-Marie Guéhenno (Diplomate, ancien secrétaire général adjoint au Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (2000-2008))
Tribune. Sa posture était merveilleusement droite, à faire honte à tous les dos ronds de la Terre. Il marchait d’un pas toujours rapide, au point d’essouffler ses collaborateurs moins sportifs que lui. Il avait l’irrésistible énergie d’un homme tout entier tourné vers l’avenir, un homme qui ne se retourne pas mais, tel un alpiniste montant à l’assaut d’une falaise, est déjà en train de chercher la prochaine prise.
Kofi Annan avait une fois pour toutes choisi d’aller de l’avant en pariant sur le meilleur de l’humanité. Ce n’était pas, chez cet homme à l’intelligence intuitive, le reflet d’une quelconque naïveté, mais plutôt le pari réfléchi que l’on obtient davantage par la confiance que par la méfiance. Une confiance qu’il témoignait d’abord à son équipe. Celle-ci lui était d’autant plus loyale qu’il lui laissait une extraordinaire liberté d’action.
« Ayant réussi à établir des rapports de confiance avec la plupart des dirigeants internationaux, il pouvait ainsi peser, à la marge, sur le cours des événements »
Il avait ainsi rassemblé autour de lui un improbable attelage – typiquement onusien –, où un Pakistanais côtoyait un Indien, tandis que mon collègue britannique et moi-même, vestiges des vieux empires coloniaux, étions fiers de servir un homme dont la jeunesse avait été marquée par la libération de l’Afrique. Il savait que cette libération n’était pas achevée, et je n’ai pas oublié le voyage à Addis-Abeba [en 2004, pour le troisième sommet de l’Union africaine], où il tança les dirigeants qui s’accrochent à leur pouvoir : les premiers rangs, où étaient assis les chefs d’Etat, applaudirent moins que les derniers…
Nouvel ordre mondial
Formé à la pensée libérale dans une université américaine, il s’efforça, tout au long de ses deux mandats de secrétaire général des Nations unies [de 1997 à 2006], de poser dans quelques grands discours programmes les principes d’un nouvel ordre mondial où la souveraineté…
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où la souveraineté des Etats ne serait pas un obstacle infranchissable à la mise en œuvre de principes universels. Il devint pour beaucoup une sorte de « pape séculier », un rôle que son lointain prédécesseur Dag Hammarskjöld [secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961], vivant dans une époque moins médiatisée, avait toujours récusé.
Mais dans les rapports individuels avec les puissants de la Terre, il n’avait rien d’un prêcheur. Je soupçonne qu’il doutait que la force d’un argument ait jamais à elle seule fait changer d’avis un puissant. Sa méthode était plus intuitive. Avec le président George W. Bush, je l’ai vu tenter d’insinuer le doute par les questions qu’il posait plus que par les arguments qu’il avançait. Ayant réussi à établir des rapports de confiance avec la plupart des dirigeants internationaux, il pouvait ainsi, sans trahir le secret de conversations privées, peser, à la marge, sur le cours des événements.
Il a connu de près les horreurs du monde, d’abord comme secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, avec le génocide rwandais de 1994 et, l’année suivante, avec le massacre de Srebrenica, en Bosnie-Herégovine. Devenu secrétaire général, il eut le courage d’ouvrir les archives de l’ONU, afin que les générations futures apprennent de deux rapports sans complaisance comment empêcher que de tels drames ne se répètent. Il vécut aussi le désastre de la guerre d’Irak déclenchée en 2003.