Surmonter les épreuves (2/6). Les 20 millions de Français atteints de maladies chroniques ressentent un écart douloureux à la vie dite « normale ». Dépendants, ils doivent être protégés de la solitude : les relations, non exclusivement médicales, en particulier de la présence des êtres chers, sont primordiales.
LE MONDE | 20.08.2018 à 10h19 | Par Céline Lefève (Maître de conférences en philosophie de la médecine à l’université Paris-Diderot)
Parler aujourd’hui de la maladie comme d’une épreuve, se demander comment nous la surmontons et ce qu’elle nous apprend, requiert de se tourner vers les maladies chroniques. Elles affectent de plus en plus de personnes, prenant des formes très diverses : depuis celles dont les symptômes sont bien régulés jusqu’aux évolutives, invalidantes, parfois rares, en passant par de nouvelles allures fragiles de vie, par exemple liées au diagnostic d’une maladie génétique ou aux suites d’une maladie grave, comme un cancer. Les maladies chroniques dessinent des vies particulières dont la difficulté et les trajectoires appellent un nouveau regard, tant social que médical. Alors que 20 millions de personnes en France sont concernées, celles-ci sont encore trop peu visibles, par exemple, dans les médias et les arts.
La maladie chronique est l’expérience même de la contradiction, l’expérience du conflit entre une tendance au chaos et à l’usure, et la résistance et l’inventivité d’un malade qui cherche à y nicher une vie supportable et à y insuffler espoir et liberté.
La médecine commence seulement à se concevoir autant comme une lutte que comme un soin de la personne malade chronique, un soutien dans son travail de construction de « la vie avec la maladie ». Précisément, cette expression ainsi que celle d’empowerment, qui désigne l’autonomisation et la reprise de pouvoir du malade sur sa pathologie, sont devenues familières dans la médecine de la chronicité. Elles disent qu’il est nécessaire mais aussi possible de faire de la maladie chronique une partie – et non le tout – de sa vie. Toutes les formes de soins (médical dans ses dimensions somatique et psychique, mais aussi amoureux, amical, social, à travers le travail ou l’art) visent à contrer la tendance de la maladie à déposséder le malade de sa propre vie, à le déloger de ses habitudes de ses projets, de ses désirs, mais aussi à l’exclure de la vie des autres avec ses rythmes, ses exigences et ses plaisirs….
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L’épreuve d’une double vie imposée
Il faut pourtant conserver le terme d’épreuve pour éviter d’euphémiser « la vie avec la maladie chronique » et pour rendre compte de sa négativité première. Le malade y ressent toujours un écart douloureux à la vie dite normale, que ce soit la sienne – s’il a un jour connu la santé – ou celle des autres. La maladie chronique ne cesse de rappeler la santé qui apparaît, sous la forme de la perte et du manque, précisément en négatif, comme dans une épreuve photographique. Il ne faut pas occulter non plus son intrusion, son infiltration, tantôt insidieuse tantôt criante dans les décisions et les actes, des plus banals aux plus cruciaux, qui, à certains moments, peuvent aller jusqu’à une mainmise totale.
Si toute vie en contient plusieurs et consiste à mener de front bien des activités et des rôles, la maladie chronique est l’épreuve d’une double vie imposée et négociée, notamment entre sphère privée et sphère publique. Le plus intime en soi n’y est pas d’abord le lieu secret des rêves et des désirs, mais celui de la délibération, toujours plus ou moins solitaire, sur ce qui est le moins mal à faire, en fonction des contraintes et des incertitudes de la maladie.
Les éprouvés de la maladie chronique ne diffèrent ni en nature ni en degré de ceux de la maladie aiguë : ils sont aussi intenses, oscillants et paradoxaux. La chronicité n’habitue pas au souffrir, elle n’en diminue pas l’intensité, elle n’apprend pas à faire face au désespoir. Expérience au long cours et expertise de la maladie ne signifient pas accoutumance et endurcissement à la souffrance.
Lorsqu’apparaissent des complications, que sont annoncées des mauvaises nouvelles, que s’évanouit l’espoir d’un énième avis médical, le patient peut vivre dans l’obsession de la maladie et de son aggravation. L’absence de perspective, le sentiment de n’être plus personne, réduit à ses symptômes, à son agenda médical de patient et à son statut social, sont des expériences de souffrance communes à toute maladie grave – aiguë ou chronique.
La violence n’est nullement diluée
Mais ce qui dénote la spécificité de la chronicité, c’est que, du fait de la répétition des catastrophes et de l’usure produite, le statut d’épreuve peut être oublié du malade lui-même et de son entourage : la maladie finit par être prise pour une habitude, une seconde nature, le cours devenu normal de la vie. L’anormalité, l’exception, le scandale s’effacent. La plus haute souffrance conduit paradoxalement à l’hébétude, à une sorte d’anesthésie psychique du malade et à la lassitude, la résignation, voire à l’abandon de l’entourage, qui ne prend plus de nouvelles.
En même temps, la chronicité n’efface pas la nouveauté : une consultation ou un examen, même avec un médecin ou dans un service que le malade connaît déjà, ne prennent pas le même sens selon l’évolution de la maladie et les circonstances de la vie. Le malade chronique peut vivre les événements avec autant de sensibilité et d’impréparation que celui qui y est confronté pour la première fois. Il en éprouvera même des sentiments plus intenses. Soit que la stabilisation de la maladie lui en ait fait oublier les souffrances et recouvrer l’insouciance de la santé, soit que l’accumulation des épreuves l’ait épuisé.
La chronicité ne dilue pas la violence de la maladie, elle peut même la démultiplier. Aussi, le malade chronique peut avoir le sentiment « d’exister à vif », selon l’expression de Paul Ricœur car il oscille entre les plus grandes peines et les plus grandes joies. Il en est ainsi du désarroi à l’occasion d’un mot maladroit ou blessant d’un soignant, ou à l’annonce d’un mauvais résultat d’examen, objectivement attendu, mais dont le moment et la portée subjective sont imprévisibles. Symétriquement, lorsqu’il y a du mieux, c’est la jouissance étonnée de la simple vie organique ou de l’éblouissement – sans doute comparable à celui du détenu libéré de prison – de redécouvrir un monde familier dont la beauté comme la banalité apparaissent transfigurées et extraordinaires. Le savoir objectif de la maladie chronique n’en modifie pas nécessairement l’expérience subjective. Elle « cueille » le malade, alors qu’elle est connue comme étant là et devant toujours être là.