Réflexion – « Lettre à Madame Jacqueline Sauvage »

Frédéric Chevallier, avocat général lors du procès de cette femme victime de violences conjugales, a adressé une tribune au « Monde » à l’occasion de la diffusion du téléfilm.

LE MONDE | 03.10.2018| Par Frédéric Chevallier (avocat général lors du procès de Jacqueline Sauvage)
Il y a deux vérités : une vérité judiciaire et une vérité politique. Je suis extrêmement déçu quand j’entends Jacqueline Sauvage dire sur un plateau de télévision qu’elle n’est coupable de rien, concluait alors Frédéric Chevallier. 2015

Jacqueline Sauvage, à Paris, le 26 février 2017, lors de l’émission de TF1 « Sept a Huit ». AFP PHOTO/ TF1
https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/01/lettre-a-madame-jacqueline-sauvage_5363022_3232.html
Lundi 1er octobre, TF1 a diffusé le téléfilm Jacqueline Sauvage : c’était lui ou moi, d’Yves Rénier, dont la programmation s’est accompagnée d’une intense campagne de communication. Point d’orgue de cette campagne : dix jours avant cette diffusion, l’actrice Muriel Robin, qui incarne justement à l’écran Jacqueline Sauvage, a lancé une pétition en ligne « contre les violences conjugales » et a appelé à des manifestations en France le samedi 6 octobre. Quant au film, qui est tiré du livre signé par Jacqueline Sauvage, Je voulais juste que ça s’arrête (Fayard, 2017), son titre est sans ambiguïté : c’est bien l’histoire de Jacqueline Sauvage, promet-il, qui est racontée aux téléspectateurs, même si son réalisateur dit avoir « étroitement collaboré » avec les deux avocates de l’intéressée, Janine Bonaggiunta et Nathalie Tomasini.
Mais avant de devenir, dans les médias et maintenant sur écran, ce personnage emblématique des victimes de violences conjugales, Jacqueline Sauvage a été une accusée jugée par deux cours d’assises pour avoir abattu son mari, Norbert Marot, de trois coups de fusil, dans le dos, le 10 septembre 2012. En première instance, après un débat au cours duquel l’accusée et les témoins ont été entendus, où l’accusation et la défense se sont exprimées et ont débattu de leurs arguments publiquement, six jurés citoyens et trois magistrats professionnels ont condamné Jacqueline Sauvage à dix ans d’emprisonnement. En appel devant la cour d’assises de Loir-et-Cher, neuf autres jurés citoyens et trois autres magistrats professionnels ont confirmé ce verdict, en suivant les réquisitions de l’avocat général, Frédéric Chevallier.
Dans la tribune qu’il nous a adressée, « Lettre à Jacqueline Sauvage », Frédéric Chevallier dresse d’elle un portrait plus complexe. « Je veux vous parler de ces quarante-sept ans dont d’aucuns, journalistes, hommes et femmes…
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 « Je veux vous parler de ces quarante-sept ans dont d’aucuns, journalistes, hommes et femmes politiques, artistes, intellectuels, de tout bord, de toute tendance se sont emparés sans en connaître la réalité autre que celle faussement véhiculée par ce gigantesque café du commerce que les réseaux sociaux fabriquent et entretiennent à dessein. Pour en faire un enfer. » Il est exceptionnel qu’un magistrat prenne la parole après un verdict rendu par une cour d’assises. Il ne s’agit pas de refaire le procès. Mais parce qu’elle introduit du contradictoire dans un débat largement univoque, cette tribune nous semble utile.
Pascale Robert-Diard

Tribune – Lettre à Jacqueline Sauvage
Bonjour Madame,
Le mardi 1er décembre 2015, à 9 heures du matin, je découvrais une dame qui montait les marches de l’escalier menant des geôles de la cour d’assises de Loir-et-Cher au box dit des accusés de cette cour. L’escorte vous désentravait de vos menottes et je me souviens que nos regards se sont, non pas croisés, mais figés l’un dans l’autre. J’étais dans mon box, celui de l’accusation, et je vous découvrais, en vrai.
Vous étiez comme je m’y attendais. L’air grave, le visage fermé. Très vite vous avez cherché du regard dans le public celles que vous attendiez. Vos filles. Et votre regard est revenu vers moi. J’aurais pu être votre fils. Je serai votre accusateur public. L’avocat général, celui par la bouche duquel la défense de l’intérêt général serait prise en considération au cours et au terme du débat judiciaire qui allait de nouveau s’engager, à votre demande. Accusée d’avoir volontairement donné la mort à votre mari, Norbert Marot, de trois coups de fusil tirés à bout portant dans son dos.

Dans mon souvenir, un premier fracas surgissait avec cette intrusion prévue et programmée mais impressionnante de caméras et de journalistes, venus vous filmer avec l’autorisation de la cour. A ce fracas initial succédait l’absence assourdissante, pendant nos trois jours de vie commune, de leur présence. C’est après que j’ai compris.
C’était « Sept à Huit » de TF1 et non des chroniqueurs judiciaires qui s’intéressait à vous. Jacqueline Sauvage, vous étiez déjà dans leur esprit, un sujet de société, non un sujet judiciaire dont le sort allait se décider devant cette cour.
La vérité du « peuple virtuel »
Et cette découverte, qui accompagnait cette prise de contact, cette première matinée : vos avocates. Comprenez-moi, je ne nourris alors à leur égard que le respect que j’attache viscéralement à ce métier que ma propre mère a exercé pendant de longues années avec tout l’engagement et les sacrifices qu’il suppose et auquel elle a fini par succomber. Mais tout au long du procès, je vais découvrir une forme de défense pénale à laquelle ma modeste mais régulière présence aux assises depuis plus de vingt ans ne m’avait jusqu’alors jamais confronté. Deux heures de plaidoirie, entièrement consacrées à soutenir un acquittement fondé sur une impossible analyse de la notion de légitime défense. Même « différée », elle ne pouvait justifier votre comportement. Adopter cette stratégie, sans à aucun moment aborder la peine que je proposais, c’était prendre un risque démesuré de vous voir rester en prison.
Vous présenter comme soumise et sous l’emprise de ce « tyran » de Norbert, c’était nier totalement votre personnalité dont la réalité ne correspondait plus en rien à ce que vous avez été pendant quarante-sept ans. Je veux vous en parler de ces quarante-sept ans dont d’aucuns, journalistes, hommes et femmes politiques, artistes, intellectuels, de tout bord, de toute tendance se sont emparés sans en connaître la réalité autre que celle faussement véhiculée par ce gigantesque café du commerce que les réseaux sociaux fabriquent et entretiennent à dessein. Pour en faire un enfer.
Voyez-vous, Madame, ce que je trouve le plus regrettable et le plus dommageable dans cette construction des réseaux qui est devenue la vérité du « peuple virtuel » au détriment de la vérité judiciaire, c’est que cette construction nie et détruit tout ce que vous avez bâti, tout ce que vous avez conçu, tout ce que vous avez créé. Jusqu’à vous faire victime de faits de viol dont vous ne vous êtes jamais plainte.
Ce que je sais de votre vie, je le retire des éléments que l’information judiciaire et les procès successifs ont permis de recueillir, dans le respect des principes de loyauté des preuves et de la contradiction dans leur discussion. Madame Sauvage, vous vous souvenez que je vous avais qualifiée dans mes réquisitions de femme déterminée. Effectivement dans tous les actes et choix que vous avez réalisés, cette qualité prédomine.
Déterminée et moderne
Je n’invente rien, Madame, en rappelant qu’à l’âge de 17 ans et cinq mois, contre l’avis unanime de votre mère, de votre père, décédé quelques mois auparavant, de vos cinq grands frères, vous avez choisi Norbert Marot comme mari et futur père de vos enfants.
Nous étions le 5 juin 1965. Déterminée et moderne, Madame Sauvage. Je le souligne pour m’en féliciter si vous me le permettez. Moderne car cette volonté farouche de vous unir à un garçon, sulfureux mais dont vous étiez éperdument amoureuse, la réciproque étant vraie, c’était un vrai pari pris à une époque où la condition de la femme n’en poussait pas beaucoup à s’affirmer dans ses choix de vie.
Je n’invente encore rien, Madame, lorsque je rappelle que vous avez décidé, tous les deux, de faire construire une maison à La Selle-sur-le-Bied, quittant votre région natale seine-et-marnaise pour le Loiret. Vous avez fondé une famille, vous avez fait construire une maison pour abriter votre famille et vous avez aussi réussi à réunir celle-ci dans une aventure et une entreprise commerciale. Cette obstination à fonder, à construire, à réunir votre famille, à la fédérer autour d’un projet familial commercial est une réalité qui vous honore et qui témoigne de votre engagement sans faille dans ce pari fait quelques années auparavant que Norbert Marot serait votre mari, le père de vos enfants et votre compagnon de travail.
Je n’invente décidément rien, Madame, en rappelant encore que vous avez travaillé depuis l’année 1963, à l’âge de vos 16 ans, jusqu’en 1981, avec une coupure après la naissance de Fabienne, et qu’ainsi vous avez toujours su affirmer votre indépendance économique et votre détermination à occuper une activité professionnelle. A cet égard, faut-il encore ajouter que vous avez su travailler de manière indépendante de votre mari, mais que vous avez aussi eu la volonté d’œuvrer avec votre mari puisque, en 1982, vous prenez part à l’activité d’artisan louageur que Norbert Marot exploite depuis l’année d’avant, sous le statut de conjoint collaborateur.
« C’est elle le chef d’entreprise »
La clientèle se développe et vous effectuez pendant trois ans vous-même des livraisons au volant d’un petit camion. Vous vous lancez dans une activité annexe de représentante en vente de vin ; vous embauchiez des représentants pour vous consacrer à la gestion de cette activité, puis vous finissiez par vous recentrer sur la seule activité de l’entreprise de votre mari. Sylvie, votre aînée, passait la capacité de transport de marchandises et devenait gérante de la SARL TMN (Transport Messageries Marot Norbert) en janvier 1998.
Actionnaire de cette société, vous participiez à son développement en vous occupant de la comptabilité et en recherchant des marchandises à transporter. Fabienne et Pascal travaillaient également comme chauffeur dans cette société devenue totalement familiale, à l’exception de Corinne. En 2008, vous faisiez valoir vos droits à la retraite sans pour autant cesser d’aider bénévolement, disiez-vous, votre mari et la société. Devant l’enquêtrice de personnalité, vos filles concluaient en résumant la situation commercialo-familiales : « C’est elle le chef d’entreprise. »
Je n’invente rien, Madame, en terminant ce rappel par votre situation comptable et bancaire ; vous étiez seule titulaire de six comptes bancaires, avec un total au moment des faits, d’un solde créditeur de 32 840,87 euros. Disposant d’un véhicule Mercedes, à l’instar de votre mari, outre votre camping-car commun, vous déteniez également un fusil de chasse automatique à trois coups dans votre chambre avec ses munitions, étant précisé qu’au total ce sont douze armes à feu et des centaines de munitions qui se trouvaient répartis à travers les pièces de votre domicile.
Je n’invente définitivement rien, Madame, lorsque j’évoque enfin la rencontre de Norbert avec Laurence. Cette relation extraconjugale, était-ce pour vous l’occasion de partir, de laisser votre mari aux bras d’une autre ? Manifestement non. Cette dame, vous l’avez harcelée, menacée verbalement et physiquement, frappée et violentée. Je ne vous juge pas pour ce comportement. Je m’interroge simplement pour comprendre ce qui vous a guidée dans cette attitude. Je crois avoir compris. Votre détermination.
Un slogan prompt à enflammer
Madame Sauvage, en 1991, vingt-six ans après votre pari et votre choix de vie de vous lier avec Norbert Marot, vos conditions de vie, celles que vous vous êtes construites, celles que vous avez fondées, celle que vous avez bâtie, vos conditions de vie familiales, professionnelles, sociales vous ont paru devoir être protégées, peut-être avant votre propre personne. Moderne, vous avez pardonné à Norbert. Déterminée, vous ne l’avez pas laissé aux bras d’une autre.
Alors, non, cet « enfer depuis quarante-sept ans » véhiculé, relayé, craché, asséné, cette image, ce slogan prompt à enflammer celles et ceux qui l’entretiennent sans savoir, sans même vouloir savoir, il n’est pas celui que la vérité judiciaire de votre histoire établit, Madame. Il n’est pas celui qui vous aurait permis de bénéficier d’un état de légitime défense, dans un acte proportionné, nécessaire et immédiat de riposte à une agression de votre mari.
Au terme d’une information judiciaire, d’une ordonnance de mise en accusation de la chambre de l’instruction, de plus de cinquante heures de débats judiciaires, de dizaines et de dizaines de témoignages, de deux procès criminels au cours desquels tout a été dit, débattu et confronté dans le respect des principes qui fondent le fonctionnement de notre justice, vos juges, vingt et un magistrats professionnels et jurés populaires, et ces derniers, soucieux de leur serment, « n’écoutant ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection », ont exprimé leur intime conviction de votre culpabilité. Ils ont déterminé la peine qu’ils ont estimée juste dans le secret de leur délibération.
Réduire votre funeste décision à un geste de survie, c’est nier le sens même de votre vie déterminée. Je vous l’ai dit en requérant devant vos juges : Norbert Marot, vous aurait-il frappée une fois, ne serait-ce qu’une seule fois, qu’il serait condamnable et qu’il aurait été condamné. « Quarante-sept ans de violence » : qu’en savons-nous Madame ?
La violence criminelle dont vous vous êtes rendue coupable
Je vous ai crue lorsque vous avez, à plusieurs reprises lors de l’instruction préparatoire, dit que votre mari se montrait violent à votre égard « une fois par mois » puis « plusieurs fois par mois à partir du début de l’année 2012 » ; je vous ai encore crue lorsque, vous vous souvenez, je vous ai demandé lors des débats devant la cour si vos deux admissions au centre hospitalier d’Amilly le 25 mai 2005 et le 17 décembre 2007 étaient en rapport avec ces violences alléguées : vous m’aviez répondu « non ».
Alors que reste-t-il de ces violences et de leur existence ? Ce que vous nous en dites, ce que vos filles nous en disent, ce que ce huis clos familial ne peut nous révéler. Il n’y a pas à discuter de cette récurrence macabre ; une fois par jour, une fois par mois, une fois par an ? C’est une fois de trop, une fois inadmissible, une fois que je combats judiciairement tous les jours. Mais ce que vous avez vécu ne peut être cet « enfer » créé par celles et ceux qui vous ont enserrée dans cette image symbole placardée sur leur poitrine « Je suis Jacqueline ».
En exécutant votre mari, vous nous avez privés d’un procès qui aurait peut-être permis d’inverser l’ordre des choses aujourd’hui établi. Vous l’avez condamné sans procès. Vous n’en aviez pas le droit. Vous disposiez, à l’inverse de beaucoup d’autres, de possibilités pour donner à votre histoire et à l’échec de votre pari et de votre engagement une autre issue que celle délibérément empruntée. Ceux qui vous entouraient en avaient aussi les moyens. Mais ils ont choisi de ne rien dire, de ne rien faire, de ne rien tenter de faire. Y avait-il à dire, à faire ? Si oui, alors à eux aussi, des comptes auraient pu être demandés.
Lutter contre les violences intrafamiliales, contre les violences faites aux femmes ne peut passer par la violence criminelle dont vous vous êtes rendue coupable.
La justice s’exerce pour éviter la vengeance des victimes et pour punir à leur place. Cette justice aujourd’hui fonctionne. Elle peut s’améliorer et par mon action, comme celle de mes collègues magistrats, nous nous y employons. Mais elle ne peut être niée comme vous l’avez fait. Dans ces conditions, ériger votre comportement comme la solution pour lutter contre les violences intolérables faites aux femmes, c’est se tromper de cas pour illustrer une cause supérieure. Vous êtes devenue, sans doute malgré vous, le symbole inadapté d’un fait majeur de société.
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Conclusion : Ne jamais prendre position sans connaitre tous les critères

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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