La maison Mélenchon se fissure au grand jour

L’éviction de Djordje Kuzmanovic et de François Cocq de la liste pour les européennes révèle une crise de la démocratie interne au sein du mouvement populiste de gauche.
Le Monde 29/11/2018 Par Abel Mestre

La France insoumise en pleine tourmente

© [Photo via MaxPPP]

Djordje Kuzmanovic, à Lens, le 2 juin 2017. SEVERINE COURBE / PHOTOPQR / VOIX DU NORD / MAXPP
Parfois, les mouvements « gazeux » − selon le mot de M. Mélenchon − peuvent devenir inflammables. C’est le cas de La France insoumise (LFI), qui traverse une forte zone de turbulences. Au point de créer de vives tensions en interne, avec des portes qui claquent et des règlements de comptes par presse interposée. Le cœur du problème : le manque de démocratie interne et la difficulté d’exprimer des divergences politiques avec la direction du mouvement.
Dernier épisode en date : l’éviction de la liste pour les élections européennes de deux figures du mouvement populiste de gauche, Djordje Kuzmanovic et François Cocq. Ces deux orateurs nationaux (équivalent de porte-parole) étaient en position non éligible en vue du scrutin de mai 2019. Tous deux se réclament d’un engagement républicain, patriote et souverainiste de gauche.
Certaines sorties de M. Kuzmanovic, notamment sur l’immigration, avaient déjà fait grincer quelques dents. Mais la décision du comité électoral, présidé de fait par Manuel Bompard, dirigeant du mouvement, de le retirer de la liste a poussé ce fidèle de Jean-Luc Mélenchon à claquer la porte de LFI.
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Le comité électoral a avancé plusieurs raisons pour expliquer sa décision. M. Kuzmanovic aurait ainsi « publiquement réitéré des propos considérant comme secondaires les luttes féministes et LGBT, alors qu’elles font partie intégrante de l’Avenir en commun [le programme de LFI] ». Quant à M. Cocq, c’est parce qu’il a « émis des critiques dans la presse et sur les réseaux sociaux ». Une faute, pour Manuel Bompard, qui réfute toute « purge » : « Ce n’est pas acceptable. Ces divergences doivent s’exprimer en interne. » Il continue : « Une liste, c’est un groupe de combat. La campagne sera dure, on va nous chercher des noises. Il ne faut pas tendre le bâton pour se faire battre. »
Ces justifications ont hérissé Djordje Kuzmanovic. Selon lui, cette décision révèle une crise plus profonde. « Cette décision (…) illustre les écueils de ce mouvement en même temps qu’elle rend manifeste le conflit idéologique qui le traverse de longue date, écrit cet ancien humanitaire dans une tribune publiée sur le site de l’hebdomadaire Marianne. Un an et demi après la magnifique campagne présidentielle de 2017, La France insoumise est dans l’impasse. »
« Gauchistes »
Pour M. Kuzmanovic, son éviction tient en deux raisons. D’abord un clivage politique interne à La France insoumise, qui opposerait, selon lui, les « républicains » aux « gauchistes indigénistes », du Parti des Indigènes de la République, une formation identitaire et postcoloniale au discours « ­racialiste ». « Les gauchistes ont obtenu gain de cause. C’était le grand écart entre nous et les communautaristes, Jean-Luc devait choisir une ligne », déclare encore au Monde M. Kuzmanovic. Il pointe du doigt les députés de Seine-Saint-Denis Eric Coquerel et Clémentine Autain. Tous deux nient farouchement toute responsabilité dans cette décision. « Je n’ai aucun rôle dans le comité électoral et je n’ai aucune envie de m’en occuper », assure M. Coquerel, qui a organisé les rencontres des quartiers populaires, mi-novembre, où est intervenu Jean-Luc Mélenchon. « Ces rencontres n’étaient ni indigénistes ni communautaristes », insiste encore M. Coquerel. Mme Autain se défend, elle aussi, de tout rôle dans cette affaire : « On ne m’a pas demandé mon avis ! »
L’autre grief de M. Kuzmanovic est le « manque profond de démocratie ». Il dénonce ainsi « l’extrême concentration du pouvoir aux mains d’un petit groupe de nouveaux apparatchiks et bureaucrates, aux convictions mollement sociales-démocrates ». Une critique partagée par son camarade François Cocq. Lui avoue, d’ailleurs, ne pas comprendre la décision du comité électoral, puisqu’il a toujours été un fervent défenseur du populisme de gauche. Et s’il a critiqué la ligne politique de LFI, c’est, justement, parce qu’il estimait que le mouvement déviait de son message premier. « C’est totalement incompréhensible… J’ai alerté à l’été quand il y a eu une tentation de revenir au rassemblement de la gauche. Et quand Jean-Luc Mélenchon opère enfin la clarification qui va dans mon sens, c’est à ce moment-là qu’on me bannit… », affirme-t-il.
Cocq fait référence au post Facebook de Jean-Luc Mélenchon où il explique la défaite de Farida Amrani, dimanche, dans l’élection législative partielle dans la première circonscription de l’Essonne, par la stratégie « de la gauche rassemblée » entre les deux tours. Pour l’ancien candidat à la présidentielle, la candidate aurait dû, en effet, « faire l’expression du sentiment dégagiste » en « assumant d’être “l’opposition à Macron” sans obliger à montrer patte blanche ». Dans ce texte, le leader de LFI assume parfaitement la stratégie populiste qui consiste à tendre la main à tous les électeurs anti-Macron, quel que soit leur camp d’origine. Une tactique qui permettrait par exemple d’accompagner la colère des « gilets jaunes », un mouvement de protestation hétérogène politiquement. Contrairement à M. Kuzmanovic, M. Cocq, lui, ne quittera pas le mouvement mélenchoniste : « LFI reste un outil utile si des changements s’opèrent. On doit recréer des espaces collectifs de discussions à tous les étages. »
Une chose est sûre : cette crise révèle un problème consubstantiel à la forme floue, « gazeuse », de La France insoumise. Le mouvement populiste s’est construit contre le fonctionnement partidaire qui ossifie la pensée, selon les insoumis. Leur ambition est d’accueillir des courants de pensée très divers, voire parfois opposés. Ce qui nécessite de trancher les controverses.
Mais, n’ayant pas de structure de débat interne, à part les boucles de la messagerie Telegram et les réunions du groupe parlementaire, toute contestation se fait dans la presse ou les réseaux sociaux. Et est immédiatement vue comme, au choix, une attaque, une défiance, voire une trahison. Clémentine Autain approuve : « Il n’y a pas de lieu clairement défini pour décider de la ligne, par ailleurs fluctuante. Mais il ne faut pas en discuter publiquement. Franchement un truc ne tourne pas rond… » Ce qui devait faire la force de LFI − une structure souple, horizontale et diverse − devient donc sa principale faiblesse puisque le mouvement n’existe pas en tant que tel, mais à travers des personnalités, des individus.
« Trahison »
Ces évictions interviennent après de nombreux départs de la liste européenne. A l’été, l’économiste et ancien du PS Liêm Hoang-Ngoc a ouvert le bal. Il a créé, depuis, une petite structure avec d’autres déçus du mélenchonisme, baptisée Préservons l’avenir en commun. Sarah Soilihi, ancienne porte-parole, a rejoint, quant à elle, Génération. s, le mouvement de Benoît Hamon.
L’élue régionale en Auvergne-Rhône-Alpes Corinne Morel-Darleux, qui était en position non éligible, a, de son côté, quitté LFI et le Parti de gauche. « La critique interne, même bienveillante, est vécue comme une attaque, le pas de côté comme une trahison. J’en viens donc à la conclusion que c’est ailleurs que je serai le plus efficace, que les choses pourront bouger », écrit-elle dans un texte publié sur les réseaux sociaux.
Enfin, Charlotte Girard, qui devait conduire la liste, a préféré se mettre en retrait « pour des contraintes personnelles ». Elle occupera une position non éligible. Mme Girard avait cet été exprimé dans Le Monde ses réserves quant à l’arrivée de la conseillère en communication Sophia Chikirou au sein du dispositif de la campagne européenne.
La liste définitive et entière pour les élections européennes doit être dévoilée le 8 décembre, lors de la convention du mouvement qui se réunit à Bordeaux. A moins d’autres surprises.
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Abel Mestre

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