Le Monde Par Nicolas Colin Publié le 11 décembre 2018
« La vision hobbésienne de l’unité du peuple est de plus en plus décalée par rapport à la réalité »
Avec la transition numérique, c’est la multitude de Spinoza qui, désormais, s’impose aux organisations, analyse le capital-risqueur Nicolas Colin dans sa chronique au « Monde ».
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Chronique « Transformations ». Nos institutions démocratiques sont nées dans le sillage d’un débat qui remonte au XVIIe siècle. Dans Grammaire de la multitude (Editions de l’éclat, 2002), le philosophe italien Paolo Virno rappelle la confrontation, à l’époque, entre deux visions des individus dans la cité. D’un côté, Thomas Hobbes (1588-1679) voyait les individus comme un peuple, « une sorte d’unité qui a une volonté unique ». De l’autre côté, pour Baruch Spinoza (1632-1677), les individus formaient une multitude, « une pluralité qui persiste comme telle sur la scène publique ».
Notre pratique de la démocratie a longtemps donné raison à Hobbes. On a d’abord réservé le droit de vote à une minorité de privilégiés, enracinant l’idée que l’uniformité du corps électoral conditionnait le bon fonctionnement de la démocratie. Ce n’est que sur le tard, et non sans appréhension, qu’on a rendu le suffrage formellement universel, plutôt que réservé aux plus fortunés. Et les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1920 aux Etats-Unis, en 1928 au Royaume-Uni et en 1944 en France.
Lorsque le suffrage universel est enfin entré dans la pratique, la vie démocratique a été encadrée par des institutions en phase avec le paradigme techno-économique de l’époque. A l’image des grandes entreprises fordistes, notre démocratie s’est structurée en pyramide. L’exercice de la citoyenneté a, en quelque sorte, été taylorisé. On invitait les individus à se mettre en rang pour exercer leur droit de vote de façon standardisée et cadencée : en glissant un bulletin dans une urne une fois tous les cinq ans.
Les médias ont contribué à consolider cette vision hobbésienne de l’unité du peuple. Les barrières à l’entrée étaient telles dans des secteurs comme la presse, la radio et la télévision que seules quelques grandes organisations se répartissaient le marché de l’information. S’adressant à la majorité à la fois par principe et par intérêt économique, les grands médias inspiraient une vision consensuelle de la société, qui renforçait l’unité du peuple.
Changement de paradigme
Mais, aujourd’hui, comme l’écrivait Paolo Virno dès 2002, la transition numérique a tout changé. Le numérique permet aux individus d’affirmer leur différence tout en se connectant les uns aux autres en réseau. Du coup, la vision hobbésienne est de plus en plus décalée par rapport à la réalité de la vie en société. C’est la multitude de Spinoza qui, désormais, impose son rythme – et sa pluralité – aux organisations.
Les entreprises numériques ont compris cela depuis longtemps. Elles ont appris à capter la puissance des consommateurs en les considérant non plus comme une masse, mais comme une multitude. Les travailleurs, eux aussi, rentrent dans ce nouveau paradigme. Ils quittent les grandes organisations fordistes pour se mettre à leur compte et recouvrer la liberté de s’organiser en réseau – découvrant de nouveaux modes d’action collective et réinventant au passage le syndicalisme
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