Comment continuer à former le corps de la nation : « Chers “gilets jaunes”, nous sommes tous le peuple »

Dans un texte écrit pour le « Monde », la romancière Maryline Desbiolles dénonce les dérives, notamment antisémites faiblement dénoncées, et l’entre-soi du mouvement.
Le Monde 1101/2019 Par Maryline Desbiolles
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Tribune. Son tablier de toile blanche est imprégné de sang et lui donne l’allure d’un moine-soldat qui aurait pris sur lui le poids de nos péchés. Cent cinquante-six kilos calés contre son cou et sa tête. Cent cinquante-six kilos, sourit-il, bien qu’il travaille depuis 11 heures du soir, toute la nuit, qu’il est 11 heures du matin, et qu’il gagne le smic. Je croise Omar chez le boucher. Il porte sur l’épaule une carcasse de bœuf qu’il va accrocher aux dents de loup de la chambre froide.
A 3 heures du matin, Omar est passé près du rond-point investi par les « gilets jaunes », il a manqué écraser l’un d’eux, qui visiblement ne marchait plus très droit. De loin, on a invectivé Omar, on a montré les poings, on lui a décoché toutes sortes de noms d’oiseaux. Omar s’est garé sur le bas-côté, il est descendu de sa camionnette. Depuis le bitume, il a dit sa façon de penser.
« La potence sur les ronds-points, j’aime pas, me dit Omar »
Faut-il avoir la carrure d’Omar pour ne pas avoir peur des représailles ? Faut-il avoir le regard et le sourire d’Omar pour parler avec les « gilets jaunes », pour parler des « gilets jaunes » sans complaisance, sans invoquer les gens ou le peuple ? Faut-il avoir le poids que porte Omar sur les épaules pour ne pas nous tenir campés sur nos hauteurs – fussent-elles coupables, fussent-elles bienveillantes, attendries –, nos hauteurs de nantis, de diplômés, d’artistes, que sais-je encore, d’écrivains sans doute ? Pour ne pas excuser ce fameux peuple de déraper, de penser de travers, et pourquoi pas de « ne pas savoir ce qu’il fait » ?
Comme si nous savions penser quant à nous, alors que penser, c’est toujours chercher dans le noir, avec inquiétude, en nous cognant aux murs. Comme si nous n’étions pas nous aussi le peuple, « le corps de la nation », « l’ensemble des personnes soumises aux mêmes lois », faut-il le rappeler, comme si nous n’étions pas tous du peuple, Omar, les « gilets jaunes », moi. La potence, j’aime pas, me dit Omar.. Où est la banlieue ? Où sont les migrants ?

Je ne me cache pas derrière Omar, la potence qui est apparue sur les ronds-points, je n’aime pas non plus, je ne l’encaisse pas, pas plus que la guillotine ni les slogans haineux. Je suis sans doute mal tombée, j’ai roulé autour de quelques ronds-points, je n’ai rien lu qui m’ait fait sourire, rien qui m’ait fait penser autrement, ailleurs. Rien qui m’ait parlé comme Omar me parle aujourd’hui et me fait part de sa perplexité.
Au début, pourtant, je n’étais pas mal tournée. En investissant les ronds-points, les « gilets jaunes » faisaient la preuve que le non-lieu n’existe pas. Le non-lieu, ce mot assez abject qui prétend désigner les supermarchés ou les aires d’autoroute et envoie dans les limbes ceux qui les fréquentent. Je t’en ficherais, des non-lieux : le rond-point prit des allures de kermesse, de fête au village, on y vit des buvettes, des animaux domestiques, on a cru qu’on allait tout mettre sur la table, débattre. On a causé en rond. Entre soi. Où est la banlieue ? Où sont les migrants ? Où est Omar ? Où suis-je ?
A propos des manifestations des « gilets jaunes », on a évoqué Mai 68. En ce temps-là, les origines familiales d’un des porte-parole du mouvement de Mai ont été attaquées. Au lendemain de ces attaques, « Nous sommes tous indésirables », « Nous sommes tous des juifs et des Allemands », « Nous sommes tous des juifs allemands » ont fusé. On a porté l’étoile jaune.
Endosser le gilet jaune, c’est sortir des limbes, des prétendus non-lieux, signaler qu’on est en situation d’urgence. Mais où est l’urgence à présent ? Nous avons tous entendu les propos homophobes, racistes, antisémites de certains « gilets jaunes ». Antisémites surtout, il faut le dire. Il y a eu quelques contritions, quelques mines effarouchées. Rien, en somme. Comment dans ces conditions continuer à former le corps de la nation, à constituer l’ensemble des personnes soumises aux mêmes lois ? Il y a urgence à se le demander car nous sommes tous le peuple, nous sommes tous des juifs.
Maryline Desbiolles est notamment l’auteure de Rupture (Flammarion, 2018)

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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