Lumières sur la novlangue

Charlie Hebdo – 05/01/2019 – Yann Diener –
George Orwell a inventé le terme newspeak – novlangue en français, pour désigner une opération de torsion du langage organisée par un système politique. Il avait observé que l’hitlérisme et le stalinisme avaient d’abord été des entreprises de manipulation des mots pour mieux tordre les corps et manipuler les masses. Dans le roman 1984, le parti au pouvoir diffuse des messages comme « la guerre c’est la paix » ou « l’ignorance c’est la force« .
Orwell avait un don d’observation et d’anticipation, mais il n’avait pas prévu que les réseaux sociaux participeraient largement à la constitution d’une très efficace novlangue populaire. (L’expression « réseau social » est une formule mensongère, un mot courant de la novlangue contemporaine : l’entreprise Facebook ne se cache même pas d’avoir comme but de transformer tout lien social en une relation commerciale.
Ainsi, avec des outils comme Facebook, la production des mots tordus et la perversion du langage connaissent une formidable extension et peuvent servir plus que jamais à tout embrouiller dans tous les domaines. Si la langue de bois sert à ne pas parler de quelque chose, à contourner un problème – et ça s’entend -, la novlangue est plus active, plus violente, plus organisée : il y a une fabrication délibérée des expressions destinées à brouiller un message, une pensée, à changer la perception d’une réalité. Ainsi, la novlangue libérale édulcore et banalise la violence technico-financière, par exemple en parlant de « plan social » quand il est question d’un plan de licenciements.
Terriblement insipide, cette langue est composée dune succession de glissements sémantiques, d’euphémismes en série et de mots essorés. Une loi pour la répression de l’immigration et le démantèlement du droit d’asile est ainsi nommée « loi pour une immigiration choisie« . Cette communication est conçue pour écrêter une réalité qui serait insupportable si nous devions y faire face dans toute sa brutalité. Salman Rushdie appelle ça le « langage technologique ». C’est dans ce contxte que l’on peut aujourd’hui entendre des formules révisionnistes comme « L’universalisme est un intégrisme » – dans la bouche d’un Eric Zemmour – ou comme « Les lumières sont un obscurantisme« .  Marion Maréchal-Le Pen estime que « l’émancipation d’un individu pensée par les Lumières […] est devenue une sorte d’intégrisme de rupture« . Et Jean-François Colosimo, qui dirige les éditions du Cerf, considère que « nous sommes aveuglés par la religion des Lumières qui ne laissent subsister que leur face obscure« . Inverser ainsi le sens premier de la philosophie des Lumières pour en faire un obscurantisme est un bon exemple des possibilités de la perversion du langage.
La novlangue n’est pas nouvelle. Elle a toujours servi les logiques de masse et les raisonnements paranoïaques, et tous les totalitarismes théocratiques ou non. Mais elle sert aussi bien quotidiennement les pouvoirs qui essaient de rendre acceptables des actes brutaux et inacceptables. « Bienvenue en France »: c’est ainsi que vient d’être nommé le tout nouveau programme qui va empêcher les étudiants étrangers et fauchés de venir étudier en France.  C’est peut-être de l’humour de droite et en même temps d’extrême droite, mais ça s’appelle du sadisme, il n’y a pas d’autre mot.
Il serait temps d’apprendre à faire usage de la raison. Ce serait le premier pas pour les allumer enfin, ces fameuse Lumières.
– Les Lumières sont un mouvement culturel, philosophique, littéraire et intellectuel qui émerge dans la seconde moitié du XVIIe siècle avec des philosophes comme Spinoza, Locke, Bayle et Newton, avant de se développer dans toute l’Europe, notamment en France, au XVIIIe siècle. Par extension, on a donné à cette période le nom de siècle des Lumières.

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