Japon – L’Américain Donald Keene, spécialiste du Japon, est mort

Disparitions Spécialiste de la littérature et de la culture japonaises, le professeur était devenu un personnage célèbre dans le pays. Il est décédé le 24 février, à l’âge de 96 ans.

Le Monde 25/02/2019 Par Philippe Pons
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Grand spécialiste de la littérature et la culture japonaises, Donald Keene est mort le 24 février à Tokyo. Il était âgé de 96 ans. « Passeur » s’il en fut, il a permis à des générations d’étudiants et d’amateurs de la littérature de se familiariser avec une tradition littéraire encore peu connue du reste du monde lorsque le Japon commença à émerger de la défaite de 1945. Très célèbre au Japon, son décès est annoncé en première page de la plupart des quotidiens.

Donald Keen, le 28 décembre 2015, à Tokyo. Shizuo Kambayashi / AP
De ses histoires de la littérature classique (World Within the Walls, Japanese littérature in the Pre-Modern Era, 1600-1867, Charles Tuttles, 1976, non traduit) et moderne (Dawn to the West, Japanese littérature in the Modern Era, Henry Holt and Co., 1984, non traduit) à ses essais sur la culture et à ses traductions (Kobo Abe, Yasunari Kawabata ou Yukio Mishima qui furent ses amis), son œuvre est monumentale : plus d’une trentaine d’ouvrages traduits pour la plupart en japonais, dont une biographie de l’empereur Meiji (Emperor of Japan, Meiji and his world, 1852-1912, Columbia University Press, 2002, non traduit).
Son dernier ouvrage porte sur un poète du début du XXe siècle, Takuboku Ishikawa (1886-1912) (The First Modern Japanese : The Life of Ishikawa Takuboku, – l’auteur suit ici l’ordre japonais : le patronyme précédant le prénom – Columbia University Press, 2016, non traduit). Ishikawa sut rendre les tourments de l’ère Meiji (1868-1912), époque du basculement du Japon dans la modernité. « Plutôt que la beauté des fleurs, il écrivit sur les nuances des sentiments, la difficulté d’être et la mort », notait Donald Keene. De nos jours, Ishikawa est l’un des poètes les plus appréciés.

Premier étranger à recevoir l’ordre de la culture
Donald Keene traduisit aussi un autre poète de la même époque Shiki Masaoka (1867-1902), qui avait redonné vie au style du haïku (un poème court). En dépit de son état de santé qui le clouait sur un lit de douleur, Shiki Masaoka s’employa à saisir cet élan intérieur qui habite les choses, ces éclats de vie que recèlent les instantanés du quotidien, les rencontres, les métamorphoses de la nature (des notes et essais « au fil du pinceau » de Shiki Masaoka ont été traduits en français par Emmanuel Lozerand, Un lit de malade de six pieds de long, préface de Philippe Forest, Les Belles Lettres, 2016).

Des spécialistes de la littérature japonaise ont pu discuter les interprétations ou les choix des anthologies de Donald Keene, mais tous lui reconnaissent un extraordinaire travail qui lui valut d’être, en 2008, le premier étranger à recevoir l’ordre de la culture qui honore les personnes qui ont contribué au rayonnement des arts japonais.

« Si les Japonais ont pu trouver quelque intérêt dans ce que j’écris c’est qu’étranger à leur culture, je note des détails si familiers pour eux qu’ils ne les remarquent pas », disait-il avec sa modestie coutumière. Au lendemain du séisme suivi d’un terrible tsunami du 11 mars 2011 qui ravagea le nord-est du Honshu, il avait pris la nationalité japonaise par solidarité à un peuple avec lequel il partageait sa vie.
Interprète des soldats prisonniers

Né le 18 juin 1922 à New York, Donald Keene était arrivé au Japon comme traducteur de l’armée d’occupation à la suite de la défaite de 1945. A 18 ans, il était tombé sur une traduction du Dit du Genji, chef-d’œuvre de la littérature classique, écrit autour de l’an 1000 par une femme de la cour, Shikibu Murasaki. Il était alors étudiant en littérature à l’université Columbia. C’était en 1940 : la seconde guerre mondiale commençait : « L’univers magique du Genji fut pour moi un refuge dans ce monde à feu et à sang que je haïssais », rappelait-il. Enrôlé dans l’US Navy qui avait besoin d’interprètes, il commença à apprendre le japonais.
A la suite de la défaite du Japon, il fut envoyé à Okinawa, où avaient eu lieu les combats les plus acharnés comme interprète des soldats prisonniers. Les récits et les sentiments ressentis par ces hommes lui ouvrirent les yeux sur la réalité de la guerre : du monde raffiné du Genji, il passait aux horreurs de la brutalité humaine. Pacifiste, il le resta toute sa vie, se faisant un défenseur de la Constitution japonaise bannissant le recours à la guerre, qui est aujourd’hui menacée de révision.

Après que le Japon eut recouvré sa souveraineté, en 1952, Donald Keene continua à étudier la littérature japonaise à Harvard et à l’université de Kyoto. Il enseigna pendant plus de cinq décennies à l’université Columbia. Après sa retraite, il s’était installé au Japon, où il vivait avec son fils adoptif, Seiki Keene, musicien spécialiste de shamisen (sorte de luth à trois cordes). « Le Japon est un pays où j’aime vivre et où je voudrais mourir », disait-il. Amoureux de la littérature, Donald Keene avait aussi une réelle affection pour le pays qui avait fait sa vie.
Donald Keene en quelques dates :
18 juin 1922 Naissance à New York
1945 Traducteur dans l’armée américaine
2002 Biographie de l’empereur Meiji
24 février 2019 Mort à Tokyo
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)

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Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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