le lac Érié devient une personne juridique

Charlie Hebdo – 13/03/2019 – Fabrice Nicolino –
Le lac Érié est l’un des cinq grands lacs d’Amérique du Nord. Il est bordé à l’est par les États américains de l’Ohio, de Pennsylvanie, de New-York au sud, du Michigan à l’ouest et de la province canadienne de l’Ontario au nord. Mesurant 388 km de long, d’ouest en est, sur 92 km du nord au sud, il s’étend sur 25 700 km2 et présente 1 377 km de rives. Il est le deuxième plus petit des Grands Lacs (le lac Ontario) étant le plus petit), mais néanmoins le 13eme lac naturel du monde. Il demeure le plus exposé aux effets de l’urbanisation, de l’industrialisation, de l’élevage et de l’agriculture intensive. En raison de ses sols fertiles, il est intensivement cultivé et s’avère le plus urbanisé des cinq bassins des Grands Lacs. En conséquence le lac Érié est l’une des étendues d’eau parmi les plus polluées d’Amérique du Nord.
Un lac peut-il avoir des droits ? Des défenseurs montant à l’assaut des tribunaux, réclamant des amendes monstres, des condamnations, exigeant qu’on foute la paix au géant de l’eau ? La réponse est oui, mais commençons par faire un saut aux Amériques, entre États-Unis et Canada. 
Le lac Érié est une dépression, raclée par le recul des glaciers, il y a quatre mille ans. C’est le moins profond et le plus chaud des cinq Grands Lacs, mais il est bordé par plus 11 millions d’habitants, auxquels il apporte une partie de leur eau potable. Le menu souci, c’est qu’il meurt, asphyxié par des apports en phosphore qui provoquent des explosions d’algues toxiques. Ces cyanobactéries bleu-vert prolifèrent aux beaux jours, empoisonnent l’eau, tuent les poissons, souillent les plages et, en se décomposant, épuisent l’oxygène de l’eau. Vaut mieux ne pas se baigner, sauf si l’on aime les troubles neurologiques, les dermatites, les vomissements et les diarrhées. 
En 2014, on a frôlé l’état d’urgence et l’on a interdit aux riverains de boire de l’eau du robinet pendant plusieurs jours. A Toledo (Ohio), une habitante enceinte jusqu’aux yeux qui voulait prendre une douche s’est entendu dire par son gynéco : « Don’t even touch the water, it could make you and your baby very sick. » Même toucher l’eau aurait pu rendre malades la mère et le bébé.
Et c’est justement à Toledo – 300 000 habitants quand même – que tout a commencé. Les révoltés de l’eau brune créent alors le groupe Toledoans for Safe Water (facebook.com/ToledoansForSafeWater), qui se décide à demander un référendum local sur le droit pour le lac « d’exister, de prospérer et d’évoluer naturellement. » 
La grande surprise, c’est que la ville accepte. Et organise, le 26 février un vote qu’il faut bien appeler historique. Certes, 9 % des électeurs se déplacent, mais dans un pays où l’on vote si mal dans les élections les plus générales, ce n’est pas si mal. Et 61 % des votants disent oui à une déclaration des droits du lac et, ipso facto, la ville de Toledo fait entre le texte dans sa charte municipale. Une formidable bagarre juridique et judiciaire commence, car pour plaider en justice, selon la Constitution américaine, il faut démontrer un dommage personnel. Mais un lac, jusqu’à preuve du contraire, n’est pas une personne. 
En attendant l’épreuve du tribunal, c’est l’emballement. Ainsi que l’explique Thomas Linzey, qui a beaucoup contribué à l’opération, »Il faut lancer une étude sur les plus gros pollueurs du lac, et engager des poursuites pour faire cesser ces pollutions. » Certains, qui ont le nez fin, savent déjà à quoi s’en tenir. Une famille de paysans industriels de la région, pompeusement auto-intitulée de la cinquième génération, a déjà déposé une plainte fédérale. La quelle évoque une atteinte aux droits fondamentaux des fermiers de la région du lac. D’évidence, la confrontation sera rude. 
L’initiative du lac Érié s’inscrit dans une histoire déjà longue dont on ne peut omettre le génial John Muir. Dans un livre de 1916, traduit chez Corti en 23006, Quinze cent kilomètres à pieds à travers l’Amérique profonde, il s’exclame : « How blind to the rights of all the rest of création ! » Comme nous sommes aveugles aux droits du reste de la Création !
Depuis, un mouvement qui n’aura pas de fin a pris corps partout dans le monde. Le fleuve sacré des Maoris de Nouvelle-Zélande, le Whanganui (1), a été doté de droits légaux, de même que l’immense Gange en Inde. La nation Ponca de l’Oklahoma a inscrit dans son droit coutumier la reconnaissance des droits de la nature. La Colombie, pourtant sinistre à bien des égards, admet l’existence de droits pour la partie amazonienne de son territoire.
Une initiative française pourrait bien voir le jour en cette année 2019. Il s’agit d’une rivière outragée, brisée, martyrisée, que des amis chers envisagent de libérer enfin. Y arrivera-t-on ? C’est une tout autre affaire, mais décidément, le vent souffle désormais dans la bonne direction.
(1)/ Le fleuve Whanganui, 3ème cours d’eau de Nouvelle-Zélande, déclaré par le parlement « entité vivante ».   Neoplanète – mars 2017

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