Nancy Huston : Nous sommes des créatures de symbole et de récit / Alessandro Piperno : « Je ressens pour Paris la tendresse qu’inspirent les reines blessées »

« Tel un retour du refoulé, tous les grands mythes se sont précipités au chevet de Notre-Dame », sans souci de cohérence, constate la romancière franco-canadienne

Le Monde 22/04/2019 Nancy Huston Ecrivaine
La romancière Nancy Huston constate, dans une tribune au « Monde », que la sécularisation des mœurs ne nous empêche pas de renouer avec une symbolique spirituelle.

Des fleurs déposées en hommage devant Notre-Dame de Paris, le 17 avril. THOMAS SAMSON / AFP
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Tribune. « Nutrisco et extinguo », (« Je nourris le bon feu et j’éteins le mauvais »), dit la salamandre, cette créature de légende censée vivre au milieu des flammes, adoptée comme corps de devise par le roi François Ier.
Outre les raisons collectives, chacun de nous a ses raisons intimes d’être bouleversé par l’incendie de Notre-Dame de Paris. Le lundi 15 avril, mon émotion à moi est venue du fait que j’ai vécu pendant des décennies dans le Marais, à un jet de pierre de la cathédrale, l’ai côtoyée en toutes saisons et sous toutes les lumières, ai aimé à la contempler depuis la librairie Shakespeare & Company, en face, ai amené mes enfants rendre visite à ses gargouilles, m’y arrête parfois, encore maintenant, pour allumer un cierge et penser à mes chers disparus…
Elle ressemble à une vieille grand-mère que ses enfants et petits-enfants adorent mais négligent ; ils sont partis vivre au loin, ont oublié les vicissitudes de sa longue histoire et abandonné ses valeurs. Mais quand elle a une crise cardiaque, au moment où ils manquent de la perdre, ils se rendent compte à quel point elle leur tient à cœur. Se précipitant à son chevet, ils se regardent et se rendent compte : « Mais… mais… on est une famille extraordinaire ! »
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Bien que non croyante et même assez hostile à l’égard des institutions religieuses, j’entre régulièrement dans des églises, mosquées et temples du monde entier. Je les valorise en tant que lieux « à part », destinés au sacré, au silence, à la célébration, à la méditation, à la prière et à la musique…
Tous, nous sommes des créatures de symbole et de récit. Tous, nous nous racontons des histoires au sujet des villes que nous habitons. Leurs monuments, que nous connaissions bien ou mal leur passé réel, se marient à nos souvenirs et s’intègrent à notre identité. Même le cœur et les yeux des athées chérissent la grâce des arcs-boutants, portails gothiques, statues de marbre, rosaces, escaliers en colimaçon…
Questions de fond
Mais tout de suite après le drame, les surprises ont commencé. On pensait être fauchés ? Mais non on est riches, puisqu’on peut réunir 850 millions d’euros en trois jours pour la reconstruction. On pensait être laïques ? Mais non, on est catholiques, puisqu’il n’est soudain plus interdit de prier dans les rues de Paris. On pensait être rationnels, cartésiens, logiques ? Mais non, on est superstitieux, fétichistes, puisqu’on est soulagés de ne pas avoir perdu deux reliques qui valent une fortune.
Tel un retour du refoulé, tous les grands mythes de la France se sont précipités au chevet de la vieille dame, sans souci de cohérence. Patrimoine, Miracle, Héroïsme, Tourisme, Destin, Générosité, Moyen Age, Monarchie… Ah ! Il eût fallu être Roland Barthes pour recenser le feu d’artifice de mythologies jaillies du brasier de la cathédrale !
e surlendemain de l’incendie, je n’avais plus qu’une envie : m’éloigner de tout ce brouhaha, quitter les hauts de Ménilmontant pour aller rendre visite à la grande malade. Comme le personnel hospitalier me repousse – « Désolé, pas de visites à l’heure actuelle, elle est dans le coma, nous pensons qu’elle survivra, nous faisons tout notre possible, mais la convalescence sera longue » –, mes pas dessinent un grand cercle autour de la cathédrale.
Merveille : sur les branches des arbres qui la jouxtent, les fragiles fleurs roses ont survécu aux flammes infernales et se balancent tranquillement dans le petit vent d’avril…
Debout sur le pont des Tourelles, parmi la foule de caméras du monde entier et leurs journalistes survoltés, je me dis qu’il faudrait profiter de cet événement spectaculaire, pour une fois sans victimes ni terrorisme ni malveillance, pour se poser doucement des questions de fond… Qu’est-ce qui est réellement précieux ? Que chérissons-nous ? Quelles sont nos valeurs ?
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Le christianisme ? Mais Jésus (sans qui, en principe, il n’y aurait ni Eglise catholique ni Notre-Dame de Paris) s’est toujours identifié aux pauvres, aux affamés, aux malades, aux opprimés, aux piétinés, aux persécutés. Pas aux bâtiments. Pas aux couronnes d’épines. Il serait horripilé de savoir que l’on a fait d’un élément de son martyre un objet doré, et qu’on le préserve depuis deux mille ans. De même saint Jean pour sa tunique.
Nos grands auteurs ? Mais Victor Hugo défendait lui aussi les misérables. Dans Notre-Dame de Paris, La Esméralda est une gitane du Moyen-Orient accusée de meurtre ; Quasimodo, le bossu, l’arrache au tribunal et l’amène dans la cathédrale… « Asile ! Asile ! Asile ! », rugit-il, et la foule en délire l’applaudit.
Rebâtir l’impalpable
Paris ? Mais quel Paris ? Celui dont les monuments épatent les touristes ? Que représente Notre-Dame pour les millions de Franciliens qui habitent au-delà du boulevard périphérique ? Sur l’île de la Cité, le soir du 15 avril, on ne voyait pas beaucoup de visages non blancs… On n’en voit pas beaucoup les autres jours non plus… si ce n’est, piétinant devant la Préfecture de police, à 100 mètres de la cathédrale, les étrangers (dont j’ai longtemps fait partie) espérant se voir octroyer un permis de séjour.
Aujourd’hui, le centre de Paris est propre comme un sou neuf et la Cour des Miracles a été repoussée loin des yeux des touristes. J’habite près du boulevard périphérique. Depuis des années, une femme sans abri dort sur le pas de ma porte ; chaque jour, entre mon bureau et ma maison, je croise une dizaine d’hommes sans abri, sans emploi, sans nourriture et sans espoir. Ce n’est pas seulement un bâtiment qu’il s’agirait de reconstruire. C’est aussi ce que ce bâtiment était censé représenter : solidarité, amour, souci d’autrui, refuge… « Asile ! »
Dans sa préface au roman, Hugo raconte que, en « furetant » dans la cathédrale, il est tombé en arrêt devant un mot grec gravé dans un coin : « ananké », « la fatalité ». « L’homme qui a écrit ce mot sur ce mur s’est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s’est à son tour effacé du mur de l’église, l’église elle-même s’effacera bientôt peut-être de la terre. » Oui : le romancier avait prévu que Notre-Dame de Paris s’effacerait un jour, de même que son roman. La tragédie, c’est que sa pensée, aussi, comme celle de Jésus, comme celle de tant d’autres hommes et femmes porteurs de sagesse et de générosité, est trop souvent effacée, dénaturée, dispersée. Si l’on saisissait cette occasion de rebâtir, aussi… l’impalpable ?
Nancy Huston est l’auteure, entre autres, de « Lignes de faille » (2006), « L’Espèce fabulatrice » (2008) et « Lèvres de pierre » (2018), tous chez Actes Sud.
Nancy Huston (Ecrivaine)
Incendie de Notre-Dame : « Je ressens pour Paris la tendresse qu’inspirent les reines blessées »
Le Monde 21/22/23/04-2019 par Alessandro Piperno Ecrivain
L’incendie qui a touché la cathédrale rappelle qu’entre  attentats, actes de vandalisme et coups du sort, rien n’a été épargné, ces dernières années, à la capitale, estime l’écrivain italien Alessandro Piperno dans une tribune au « Monde ».
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– L’incendie de Notre-Dame vu du ciel, lundi 15 avril 2019. HO / AFP
Tribune – Pardon pour la banalité, le sentimentalisme et la coquetterie anachronique, mais il y a une chose qu’il m’est impossible de taire : quand j’ai vu l’incendie de Notre-Dame à la télé, comme plusieurs millions d’autres personnes, j’ai dû me retenir pour ne pas citer à voix haute le vers le plus célèbre de Baudelaire : « Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie n’a bougé ! » Certes, ce n’est pas ce genre de changement que Baudelaire avait en tête. Du reste, il faut le préciser, il a manifesté à plusieurs reprises, surtout à la fin de sa vie, une certaine inclination prophétique et même criminelle pour les spectacles apocalyptiques. J’ai pourtant pensé un instant que ce n’était pas un hasard si Baudelaire avait choisi de dédier son émouvant chef-d’œuvre à Victor Hugo, le titan français par antonomase, celui qui a contribué plus que quiconque à créer le mythe romantique de Notre-Dame. Bref, tout se tient, comme on dit.
Ce qu’il y a de beau dans les symboles, c’est qu’ils sont ignifugés
Reste à établir le genre de changement provoqué par cette catastrophe. De prime abord, c’est réconfortant de savoir que cette destruction n’est pas l’acte prémédité d’un terroriste lâche, qu’elle n’a pas fait de victimes et qu’elle s’est acharnée surtout sur les parties de la cathédrale qui n’étaient pas d’origine. J’imagine que cela rendra la reconstruction moins déchirante et qu’une fois le traumatisme surmonté, ce sera l’occasion de restaurer l’orgueil des Parisiens, des Français, et peut-être, qui sait, de tous les citoyens européens de bonne volonté. Ce qu’il y a de beau dans les symboles (et peut-être leur limite), c’est qu’ils sont ignifugés.
Mais retournons aux changements. Que nous dit de nouveau cette cathédrale ancienne mais si contemporaine à sa manière, mythique mais si quotidienne aussi, qui flambe sans raison un beau soir de printemps sous le regard effaré de nombreux Parisiens et tout autant de touristes ?
Une ville prise pour cible
Elle nous dit, au cas où nous ne nous en serions pas aperçus, que pendant ces premières années du millénaire, le sort semble avoir pris pour cible Paris et ses habitants râleurs avec une charge de violence et de destruction impressionnantes : attentats, actes de vandalisme, blocages de la circulation trop semblables à des couvre-feux, pendant les dix dernières années, rien ne lui a été épargné. A ceux qui, comme moi, n’y vivent pas mais s’y rendent assez fréquemment, Paris n’a jamais paru autant sans défense. Et ça, oui, c’est un changement qui brise le cœur.
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Il y a des années, Walter Benjamin a défini Paris comme la capitale du XIXe siècle, une formule apte à décrire une autorité qui allait bien au-delà d’une simple donnée géographique et politique. Pour Benjamin, Paris était la capitale d’une époque unique pour l’esprit humain, celle, précisément, de Baudelaire et d’Hugo. Eh bien, au risque de paraître impertinent, je voudrais dire que la formule de Benjamin, même très efficace, me paraît réductrice.
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Je suis partial, je l’admets. J’ai passé une bonne partie de ma vie adulte à lire les écrivains qui, de Paris, ont fait Paris. Une fréquentation aussi folle m’a appris que c’est le contraire de la « ville idéale ». Ou, pour suivre Giovanni Macchia [écrivain, essayiste, spécialiste de littérature française, 1912-2001], à qui j’ai chipé l’idée, que c’est « un énorme organisme en mouvement animé dans son devenir par une vie souterraine pleine d’ombres profondes ». Quel Paris est plus vrai ? Celui de Villon ou celui de Madame de Rambouillet ? Celui de Manon Lescaut ou celui de Rastignac ? Celui d’Hugo ou celui de Baudelaire ? Celui de Proust ou celui de Céline ? Celui d’Hemingway ou celui de Vargas Llosa ? Celui de Bertolucci ou celui de Polanski ? J’ai envie de penser qu’ils sont tous aussi vrais, bien que chacun soit fantastique dans sa singularité.
Capitale spirituelle
Julien Green pensait que le plan de Paris avait la forme d’un cerveau humain. Raison pour laquelle, peut-être, on ne pouvait le comprendre que de loin ou en le regardant d’en haut. Mais, surtout, il pensait (en véritable prophète) que c’était « manifestement la ville qui attire la colère, la ville sans cesse en danger parce que devant la tentation de toutes les grandeurs possibles, elle n’a jamais su faire le grand refus qui l’eût mise à l’abri de son destin. Ses dômes et ses tours donnent d’une manière indéfinissable l’impression de tenir tête à quelqu’un, et dans la façon même dont ils sont posés sur cette plaine houleuse, il y a quelque chose d’opiniâtre, de superbe et d’insoumis ». Rien ne rend aussi bien l’image de Notre-Dame en flammes que ces mots de Green. Dieu seul sait si je voudrais posséder son éloquence pour décrire ce que Paris est pour moi. C’est certainement la capitale spirituelle d’un monde plus vaste que la France, que l’Europe et que n’importe quelle autre chose que mon esprit soit en mesure de concevoir.
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C’est pourquoi cette ville m’a parfois embarrassé, il m’est arrivé de la redouter ou de la détester, et même de ne pas savoir quoi en penser. C’est pourquoi je ressens aujourd’hui pour elle la tendresse qu’inspirent les reines blessées et en danger. Paris change mais rien n’a changé dans ma mélancolie. Pour Baudelaire, rien n’était plus noble que la mélancolie.
(traduit par Fanchita Gonzalez Batlle)

Alessandro Piperno est écrivain et professeur de littérature à l’université de Rome. Passionné de Proust, il a notamment écrit Proust antijuif (2007) et Inséparables (2012, récompensé par le prix Strega). Son dernier roman, Là où l’histoire se termine, est paru en 2017 chez Liana Levi.
Alessandro Piperno (Ecrivain)

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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