L’obfuscation ou comment rendre fous les robots numériques

Siné Mensuel – mai 2019 – Léa Gasquet –
Protéger ses données sur Internet, un casse-tête pour les simples utilisateurs du Web. Une stratégie plus simple à la portée de tous : l’obfuscation, malgré son nom abscons.
Comment résister aux Gafam, Google, Apple, Facebook et consorts, qui tentent de tous savoir sur nous pour vendre nos profils aux publicitaires ? « Dans le monde du tout-numérique, ne laisser aucune trace requiert d’énormes compétences techniques. Et se déconnecter totalement est socialement compliqué« , prévient Laurent Chemla, membre de la Quadrature du Net, avant d’ajouter : « Il est tout de même possible de laisser moins de traces, mais aussi de brouiller les pistes en laissant de faux indices« . Cette seconde stratégie, théorisée par deux chercheurs en sciences de la communication et de l’information de l’université de New-York a été baptisée « obfuscation », néologisme  que l’on pourrait traduire par « obscurcissement ». L’obfuscation consiste à produire délibérément des in formations ambigües, désordonnées et fallacieuses et à les ajouter aux données existantes afin de pertirber la surveillance et la collecte des données personnelles », écrivent Helen Nissenbaum et Finn Brunton (1) Les Gafam veulent des données ? Ils vontêtre servis !
Dès 1995, les premiers utilisateurs d’Internet pratiquaient l’obfuscation en ajoutant systématiquement dans leur correspondance mes mots « bombe », « guerre », ou « attentat » pour dérouter le programme d’interception Échelon utilisé par les services de renseignement des États-Unis. « On voulait faire échouer ce système de surveillance totale que l’on voyait poindre et qui empiète sur nos libertés individuelles. Ce n’est pas en surveillant la totalité de la population qu’on surveille les terroristes. C’est en surveillant les terroristes« , justifie Laurent Chemla, qui a préfacé l’ouvrage des chercheurs américains. L’obfuscation prend aussi la forme de logiciels à installer sur son navigateur. Également appelés « extensions », ils rendent fous les algorithmes, zinzins les intelligences artificielles qui collectent nos données.
Ainsi, l’extension AdNauseam, développée par Nissenbaum et Brunton, clique sur toutes les publicités pour masquer les réels centres d’intérêt de l’internaute. Avec le programme TracMeNot, la requête Google d’un utilisateur est masquées par l’envoi simultané de multiples fausses requêtes. Le principe est le même avec CacheCloak : « Là où les autres méthodes cherchent à masquer le parcours de l’utilisateur en occultant une partie du parcours, nous masquons la géolocalisation de l’utilisateur en l’incluant dans les traces d’autres usagers« , explique son concepteur. Un petit mensonge, un soupçon de malhonnêteté sont à la portée de tous : mal renseigner son profil lorsque l’on crée un compte sur un site ou ne jamais répondre à la question d’Amazon : « Votre commande est-elle un cadeau ? » Ce n’est pas tant pour vous préparer un joli papier cadeau que le géant vous interroge que pour mieux cerner votre profil et le vendre.
Alors, gadget l’obfuscation ? « A l’échelle individuelle, cela permet de protéger ses données. Si on est nombreux à avoir ces pratiques, on frappe directement au porte-monnaie les Gafam et les États. En contrecarrant le ciblage publicitaire, on fragilise le modèle économique des Gafam jusqu’ici très rentable. Pour les États, même chose, cela fait augmenter le coût de la surveillance« , analyse Laurent Chemla. « La force des faibles, c’est la guérilla. Il faut continuer à résister à notre échelle, ne serait-ce que pour rester des citoyens.« 
portrait de Finn BruntonFinn Brunton est maître de conférences à l’université de New York (NYU) dans le département médias, information et communication. Il a obtenu en 2013 le prix PROSE remis par l’association des éditeurs américains pour ses livres sur l’informatique et la société.
portrait d'Helen Nissenbaum
Helen Nissembaum est professeure de sciences de l’information et de la communication à l’université Cornell Tech. Elle est docteure en philosophie de l’université Stanford et a reçu en 2014 le Barwise Prize de l’American Philosophical Association.

(1) Obfuscation : La vie privée, mode d’emploiBroché – sortie  9 mars 2019 – Eéditeur C&f Editions – 20 € » 188 p.
Présentation : Où le Sage cache-t-il une feuille ? Dans la forêt. Mais s’il n’y a pas de forêt, que fait-t-il ? … Il fait pousser une forêt pour la cacher. » L’obfuscation, magistralement illustrée par l’auteur de roman G. K. Chesterton. Dans ce monde de la sélection par des algorithmes, de la publicité ciblée et du marché des données personnelles, rester maîtres de nos actions, de nos relations, de nos goûts, de nos navigations et de nos requêtes implique d’aller au delà de la longue tradition de l’art du camouflage. Si on peut difficilement échapper à la surveillance numérique, ou effacer ses données, il est toujours possible de noyer nos traces parmi de multiples semblables, de créer nous-mêmes un brouillard d’interactions factices. Quels en sont alors les enjeux et les conséquences ? Helen Nissenbaum et Finn Brunton ayant constaté l’asymétrie de pouvoir et d’information entre usagers et plateformes dressent le bilan, proposent des actions et prennent le temps de la réflexion : pourquoi et comment reconquérir son autonomie personnelle ? Comment résister éthiquement avec les armes du faible ? Comment réfléchir ensemble à ce que l’obfuscation nous fait découvrir sur l’influence mentale exercée par les puissants du numérique ?

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