« Nous sommes devenus les outils du numérique »

Du Journal La Décroissance – octobre 2019 – Extraits – 
Puisque la vie s’écoule désormais essentiellement devant des écrans, le bouleversement de la condition humaine engendré par l’informatisation à tout-va est une question majeure de notre temps. L’ouvrage collectif « Critiques de l’école numérique », qui vient de paraître apporte une parole de combat contre les technocrates qui veulent adapter les enfants aux machines. Extraits de l’interview de Christophe Cailleaux, coordinateur du livre, professeur d’histoire- géographie en lycée.
La Décroissance : Plusieurs livres sortent ces derniers temps sur les conséquences néfastes du numérique sur notre santé mentale. Des médias qui n’ont cessé de faire la promotion du numérique se mettent à faire des dossiers sur les dégâts de ce même numérique (ainsi Télérama le 10 septembre, « les enfants et les écrans : ils vont payer l’addiction »). Comment expliquer cette tendance ?
Christophe Cailleaux : Sans doute que les conséquences réelles du numérique se voient maintenant suffisamment autour de nous. C’est comme concernant le climat, vu ce qui s’est passé cet été avec la canicule et la sécheresse, il y a de plus en plus de prises de positions critiques. Aujourd’hui toute la captation des données par les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), leur collaboration avec les services secrets des États-Unis ou avec le gouvernement chinois, tout leur visage répressif, de surveillance, ça commence à être connu.  Et les gens éprouvent dans leur réalité quotidienne l’emprise du numérique sur leurs vies. C’est assez caricatural chez les ados, parce qu’on les voit arrimés à leur téléphone portable toute la journée, mais nous le ressentons aussi dans notre travail : l’omniprésence du numérique dans notre vie professionnelle et quotidienne, on la subit tous.  De même, ceux qui se retrouvent marginalisés parce qu’ils n’ont pas Internet, alors que les institutions passent de plus en plus par le numérique, que ce soit les impôts, Pôle emploi, la CAF, etc. et qu’elles nous rendent incapables de gérer notre propre vie sans numérique. Tout cela fait qu’il y a pour beaucoup  un prise de conscience globale de cette emprise, et la nécessité de lutter contre.
La Décroissance : En temps que professeur, vous êtes en première ligne pour voir les dégâts
Christophe Cailleaux : Il y a de plus en plus d’études qui alertent sur les difficultés d’attention des élèves. De manière empirique, on le voit clairement dans nos classes. Il y a 15 ans, les smartphones n’existaient pas. Maintenant ils sont omniprésents. J’ai l’impression que leurs capacités de concentration sont de moins en moins importantes, ils zappent de plus en plus. L’attention profonde semble compromise. D’autant que l’institution pousse à l’utilisation du numérique. Il est ultra présent dans l’enseignement, même au-delà de la salle de classe : dans la préparation des cours, dans les liens avec l’administration, avec les élèves, les parents… On nous empêche de faire sans.
La Décroissance : Il y avait pourtant beaucoup d’illusions sur le nouvel homme que devait générer Internet : les jeunes connectés seraient supérieurs aux anciens, tout le savoir serait disponible dans leur poche… ces illusions sont-elles entrain de tomber ?
Christophe Cailleaux : C’est une totale illusion et même un mensonge de croire qu’on va piocher de temps en temps sur une sorte de mémoire externe. Ce qu’il y a sur Internet, ce ne sont pas des connaissances, mais simplement des données. Dans nos classes, quand les élèves travaillent sur ordinateur, ils se limitent à taper des mots dans un moteur de recherche, à consulter vaguement les premières pages. Tout cela empêche l’acquisition profonde de connaissances. Les enfants sont désarmés, on les dépossède de leurs capacités à assimiler des connaissances, pour comprendre le monde et agir en tant qu’acteurs politiques et citoyens.
La Décroissance : Dans votre livre, vous montrez que la numérisation de l’école est avant tout due à une alliance entre les pouvoirs publics et l’industrie.
Christophe Cailleaux : C’est le marché de la EdTech : les technologies de l’éducation. Ça fait partie de tous ces termes auxquels ont met un « tech » derrière: la FinTech pour la finance, la MedTech pour la médecine, il y a même la SocialTech…On peut les décliner à l’infini, 9a fait moderne,avec l’idée que quand c’est numérique, c’est positif : ça apporte le bien, le progrès, la croissance.
Et puis, il y a cette myriade de start-ups que l’on retrouve dans la formation, les cours en ligne, l’orientation, les environnements numériques de travail payés par la collectivité… Tout ça, c’est un énorme marché. Pour l’instant, l’éducation était encore relativement préservée du domaine de la marchandise. Avec la EdTech, les industriels veulent conquérir les écoles pour faire du personnel et de élèves des consommateurs captifs, habitués à utiliser leurs technologies, qui n’arriveront même plus à imaginer faire sans.
Le capitalisme est en crise (de toute façon il est toujours en crise), il faut donc aller chercher toujours de nouvelles sources de profits et l’éducation apparaît comme un marché à conquérir. Ce n’est pas nouveau ni réductible à la seule France : c’est une offensive qui vient d’instances internationales, comme l’OMC, l’ODCE, l’Accord général sur le commerce des services, qui poussent à la marchandisation de ce qu’ils appellent dans leur novlangue les « missions de service public« . Nos gouvernants déclinent ça depuis au moins les années 1990.
La Décroissance : pour vous, toute cette logique aboutit à une société et une éducation « non humaine », où les individus son adaptés à l’intelligence artificielle et aux exigences du marché
Dernièrement, j’ai lu un article qui parlait de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour corriger les copies. Il y a déjà des tests standardisés qui se développent, qui sont entièrement informatisés, où le prof est complètement court-circuité. On dépossède les enseignants de leur savoir-faire, on les prolétarise. Blanquer soutient cette logique : en décembre 2018, il était aux assises de l’IA pour l’éducation, avec plusieurs représentants de la EdTech. Il représentait le gouvernement et disait combien il était fasciné par les robots. Yokini, par exemple, une IA qui promet de faire apprendre les maths, d’accompagner de manière personnelle chaque « apprenant », comme ils disent. L’Ia a soi-disant été crée pour imiter le  cerveau, mais maintenant c’est l’humain et le cerveau qui sont considérés comme une projection de l’IA, d’algorithmes.
Christophe Cailleaux : Mais je ne sui pas en train de décrire une société où finalement les machines auraient pris le pouvoir sur nous, comme dans certains livres de science-fiction. Ce sont bien des catégories d’industriels et d’hommes politiques qui travaillent avec eux, qui portent ce projet politique, ils sont en train de créer une société non humaine. contrairement à la fable du numérique, « de toute façon on n’a pas le choix, il faut faire avec »; être citoyen c’est apprendre à dire non.  Il y a des formes de résistance qui sont possibles. Si on arrive à repolitiser cette question, l’école pourrait devenir un lieu de décélération technologique, de lenteur, de collectif, de valorisation de l’imperfection humaine contre les machines, de construction d’une commune humanité. pour que les élèves réfléchissent, s’approprient l’idée qu’il faut agir, pour sauver le vivant, la beauté du monde, la capacité à s’émerveiller de manière combative. 
Cédic Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige (dir.) éditions de l’Échappée / 2019 – 442 p. / 25 €
Résumé :Plus l’école et l’éducation sont présentées comme étant en crise, plus l’utopie numérique y multiplie les promesses. Les injonctions permanentes à innover, à être optimistes, à individualiser les parcours, à se réinventer, à disrupter… imposent partout le numérique. Même s’il existe une grande variété de situations en matière d’équipements informatiques selon les niveaux et les établissements, l’idée que l’école telle qu’on la concevait jusqu’alors est obsolète et qu’elle doit, coûte que coûte, s’adapter à un monde contemporain ultraconnecté, a triomphé. Ainsi, dirigeants économiques, intellectuels et politiques ne cessent d’appeler enseignants et pédagogues à céder devant l’impératif d’un prétendu progrès technique abstrait, et à s’en remettre les yeux fermés aux apprentis sorciers de la Silicon Valley.
Ces mutations profondes, aux conséquences désastreuses pour notre psychisme et nos sociétés, s’opèrent à grande vitesse dans une sorte d’inconscience générale et d’hypnose collective. Rares sont celles et ceux qui osent s’exprimer publiquement pour remettre en cause ces orientations. Ce livre leur donne la parole et montre que les processus en cours ne sont ni « naturels », ni inéluctables. Enseignants, intellectuels, soignants, parents, syndicalistes… y développent une critique sous forme d’enquêtes et d’analyses sur les soubassements théoriques et les arrière-plans économiques de la numérisation de l’éducation, de la petite enfance à l’université, et témoignent de leurs expériences quotidiennes. Autant de contrepoints qui expriment un refus de se laisser gouverner par des technocrates et autres startupeurs et ingénieurs qui entendent révolutionner nos vies.

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Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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