Les médias et Facebook alimentent le populisme

Le Monde des médias – journal indépendant – novembre 2019 – Gaël Bernault – 
Donner toujours plus la parole à ceux qui n’ont rien à dire ! Depuis déjà quelques décennies, on a pu assister à une espèce de « starisation » des « vraies gens ». Et ce n’est rien de le dire ! Encore cet été, les chaînes de télévision sont inlassablement descendues dans la rue (et sur les plages !) pour demander à Madame Michu ce qu’elle pensait de la canicule.  « Vous n’avez pas trop chaud ? », ont demandé ces pauvres journalistes qui n’avaient pas grand chose à raconter, mais à qui on avait pourtant demandé de générer du temps d’antenne sur le sujet. « Ah ben si alors, c’est fatiguant, c’est pas normal, c’est vachement inquiétant au jour d’aujourd’hui, et ça n’est pas que du bonheur mon bon monsieur !« , a donc répondu la bougresse.
Car, lorsqu’on est journaleux et qu’on n’a pas vraiment d’infos intéressantes à communiquer, il faut bien occuper l’espace-temps comme on le peut ! Et quoi de plus facile pour meubler que d’aller interroger des « vraies gens », choisis pour leur bobines télégéniques, toujours ravis de « passer à la télé » (« Euh… ça sera diffusé quand, pour que je prévienne ma mamie ?« ) Cette recette est au top. Elle permet de diluer à l’infini la sauce visqueuse d’une information en mal de hiérarchisation. Et puis, ce qu’il y a de bien avec les « vraies gens », c’est que c’est aussi eux qui regardent la télé, toujours heureux de voir d’autres « vraies gens » dire tout haut ce que tout le monde pense tous bas – pour rappel : « Il fait si chaud pendant la canicule, bon sang de bonsoir ! »
Les micro-trottoirs, les libres antennes, et les réseaux sociaux donnent l’illusion que notre parole est entendue…
Ça fait un bail que les télévisions ont recours à ces micro-trottoirs. Mais depuis que les chaînes d’info en continu ont émergé et qu’elles doivent sans cesse créer suffisamment de contenu pour qu’elles tiennent des heures et des heures sur des sujets qui font mouche, elles en abusent encore plus que leurs grandes sœurs généralistes. 
Du côté des radios, c’est encore pire ! Certains programmes sont carrément basés sur l’intervention d’auditeurs qui émettent des avis sur tout et n’importe quoi, des avis pour la plupart très tranchés, énervés, révoltés et bien peu éclairés à base de « moi je« , de « on se moque de nous ! » ou encore  » – et c’est un must  – de « c’est la faute à« .  Show radiophonique phare qui fait désormais référence en la matière : Les Auditeurs ont la parole, du lundi au vendredi de 13h05 à 14h00 sur RTL, présenté par Pascal Praud, mais aussi donc, par tout un tas d’inconnus qui appellent pour parler dans le poste. « Celui qui aime créer le débat » apporte son franc-parler, sa légendaire liberté de ton et son sens de la répartie, à une émission dont l’essence même est l’échanges sur tous les sujets d’actualité », nous annonce le site de la radio. Non, mais sans blague, si vous ne connaissez pas encore cette émission, nous vous conseillons de l’écouter au moins une fois dans votre vie ! Selon votre humeur du jour, elle vous amusera ou vous consternera… ou les deux en même temps, l’énormité des certains discours étant tout bonnement insoupçonnable. Mais attention! Ne tombons pas non plus dans la généralisation imbécile; certains auditeurs racontent parfois des choses intéressantes. 
 Bref, comme ça fonctionne, les stations concurrentes s’en inspirent ! Même France Inter donne de plus en plus la parole à ses auditeurs dans sa matinale d’info animée par Nicolas Demorand et Léa Salamé. Et Europe 1 et RMC ne se privent pas non plus et proposent de la « libre antenne ». 
Quant aux gens, ils appellent en masse, se battent pour dire ce qu’ils pensent, parce qu’ils croient que ce qu’il pensent a suffisamment de valeur pour être écouté, que leur avis est fondamentalement important. Il est comme ça, l’être humain : il a besoin d’exprimer son opinion, il veut avoir raison, même lorsqu’il n’a pas toutes les clés pour maîtriser un sujet.
Et puisque désormais, nombre de personnes ne s’informent plus que par le biais des réseaux sociaux, parlons-en deux minutes. Parlons de ces foules qui émettent des avis dans leurs posts et autres commentaires pour alimenter un vacarme assourdissant, violent, haineux, passionnel et de plus en plus vide de substantifique moelle.
Il y a quelques années, lorsque Facebook puis Twitter sont arrivés, beaucoup se sont dit que ce serait de merveilleux moyens de nous connecter les uns aux autres. Mais il est bien triste, aujourd’hui, en 2019,  de constater à quel point ces « forums » des temps modernes ne sont plus que polémiques, procès, indignations, hurlements, harcèlement.  L’utopie de la « conversation joyeuse » portée par Twitter s’est brisée en mille morceaux. Tout n’est plus que batailles épuisantes et rapports de force quasi insupportables.
Depuis l’avènement des réseaux sociaux, c’est un peu comme si chaque individu avait l’illusion qu’il peut se prendre pour une espèce de média à part entière, investi du droit de colporter avec aplomb ce qu’il croit savoir- ou ce qu’il croit tout court ! En parallèle, puisque ces gens ont « enfin » une voix qu’ils pensent audible, une voix que l’Histoire ne leur avait jamais donné, il veulent la garder et ne supportent pas qu’elle soit confrontée à la parole experte, à celle des « élites », de ces « castes » qu’ils accusent d’avoir usé et abusé du pouvoir durant des siècles à leur  détriment.
Si le populisme a autant de succès partout sur la planète, n’est-ce pas en partie parce que cette nouvelle prise de parole des « vraies gens », dans les médias classiques et sur Internet, est désormais systématiquement valorisée et instrumentalisée par des politicards peu scrupuleux, dont les fonds de commerce reposent sur la supposée ignorance de leurs ouailles pour qui la surface des choses est souvent suffisante, et pour qui l’analyse de l’information, tant dans la forme que dans le fond, est totalement inutile ? Allez vous balader sur Facebook pour contempler les commentaires que laissent certains « fans » sous les posts de Trump ou de « Marine », et vous comprendrez à quel point le manichéisme de masse fonctionne bien !
Steve Bannon, grand prêtre du populisme conservateur, celui-là même qui a fait élire « The Donald », l’affirmait lui-même il y a quelques mois dans Le Figaro : « Mon but est de donner la parole aux gens simples« . Espérons juste que ces gens simples ne suivent pas trop les discours politiques simplistes !

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
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