Écran total

Charlie Hebdo – 20/11/2019 – l’édito de Riss –
Pour écrire ce texte qui ambitionne de critiquer l’invasion par les écrans de nos existences, j’ai dû utiliser un ordinateur, et donc un écran. Critiquer les nouvelles technologies est par conséquent assez casse-gueule et hasardeux, car on risque vite d’être traité de réactionnaire ou de vieux con. Les technologies ne sont pourtant pas toujours synonymes de progrès. Des milliers de brevets imaginés au XXème siècle sont restés dans les cartons de leurs inventeurs car ils ne servaient à rien. Au contraire, l’écran est une machine qui a connu un succès phénoménal dans la seconde moitié du XXème siècle. De Gaulle qualifiait la télévision d' »étrange lucarne ». On pourrait reprendre cette expression pour les écrans de nos ordinateurs. Ces étranges lucarnes ont envahi notre environnement, y compris les écoles, où les cours se font désormais avec eux, après avoir fait disparaître les cahiers, les tableaux noirs et les craie blanches. 
Mais les technologies, si elles ont fascinantes et exercent une action action quasi irrépressible, sur nous  atteignent vite leurs limites. Comme le vin ou les drogues, elles nous procurent des émotions qui nous rendent facilement addicts. On allume son écran d’ordinateur, espérant y découvrir des choses fabuleuses, mais au bout d’une demi-heure à surfer de site en site, on se sent envahi par une sensation déprimante de vide. On fait défiler sous nos yeux des images qui ne nous racontent pas grand chose, et on se surprend à avoir perdu une heure devant un écran pour n’en conserver absolument rien. 
Car lorsque arrive le moment de produire, de créer, d’inventer, on est obligé d’éteindre sa tablette lumineuse et de se concentrer sur soi-même pour y chercher et y découvrir ce qu’aucun écran ne vous dira. Car il faut du temps pour penser, pour imaginer quelque chose qui vaut la peine d’être publié, et la vitesse des ordinateurs et d’Internet n’est d’aucune utilité pour accélérer celle de notre réflexion et de notre petite alchimie intime qui nous rend créatifs. Il faut au moins une heure, trois jours ou un an pour formuler quelque chose d’original, et votre ordinateur peut bien être le plus rapide du monde, pour cette mission, il ne vous servira à rien. 
Les gosses qui grandissent avec pour seul horizon les écrans d’ordinateur croient que les fabuleuses machines qu’ils tiennent entre leurs mains – car ces ordinateurs sont de fabuleuses machines – sont le miroir de ce qu’ils sont. Qu’eux aussi pensent, inventent, imaginent aussi vite que leurs ordinateurs de plusieurs gigahertz. Mais non, la vitesse, la célérité des nouvelles technologies ne font que masquer la lenteur de nos petits cerveaux, laborieux, angoissé, névrosé. Autant de tares que les ordinateurs et leurs écrans magiques sont incapables de nous aider à surmonter. Tant mieux. Les ordinateurs, c’est bien pour transmette à la vitesse de l’éclair des fichiers, des images, des documents, mais la vitesse de communication n’a rien à voir avec la vitesse de réflexion, et de création. 
Au Louvre sont exposés actuellement les carnets de Léonard de Vinci. On y voit des gribouillis, des croquis, des schémas, des formes géométriques pour tenter de comprendre comment fonctionne le monde, comment sont composés les paysages, comment sont construites les perspectives. Malgré nos ordinateurs et nos écrans, nous vivons toujours à l’époque de Léonard de Vinci, car il faut toujours gribouiller, sur un coin de papier, des esquisses, des paragraphes, des phrases et des schémas, pour espérer produire quelque chose digne d’intérêt. 
Les écrans sont vraiment des écrans. Ils font écran en nous dissimulant une réalité décevante : la sophistication de ces objets masque la pauvreté de nos petites esprits laborieux. Nous sommes souvent nuls, et nos écrans sont toujours géniaux. Voilà pourquoi on passe autant de temps à les mirer, espérant qu’ils nous renvoient de nous l’image flatteuse de leur génie.

A propos werdna01

Hors des paradigmes anciens et obsolètes, libérer la parole à propos de la domination et de l’avidité dans les domaines de la politique, de la religion, de l’économie, de l’éducation et de la guérison, étant donné que tout cela est devenu commercial. Notre idée est que ces domaines manquent de générosité et de collaboration.
Cet article, publié dans Médias, est tagué . Ajoutez ce permalien à vos favoris.