Planète – Comment nous avons perdu le combat contre le changement climatique

Le Temps 24/08/2018 Catherine Frammery
Le «New York Times» vient de publier une très longue enquête pour rendre compte des atermoiements côté américain qui ont empêché l’émergence de mesures fortes pour réduire les émissions de carbone quand il en était encore temps, entre 1979 et 1989. Un récit captivant salué dans la communauté scientifique, une page de notre histoire universelle dont voici les grandes lignes

 

Plus de 100 interviews réalisées, 175 000 caractères soit l’équivalent de 20 pleines pages du Temps: la dernière enquête du New York Times Magazine est à la mesure de son enjeu, immense. Avec le soutien de la Fondation Pulitzer, le grand quotidien américain a tout simplement voulu retracer comment la planète avait raté son rendez-vous avec le climat, comment, malgré les efforts de plusieurs lanceurs d’alerte, et pas mal de bonne volonté, y compris des industries pétrolières et des républicains à une époque, rien n’a été fait aux Etats-Unis, plus gros émetteur de dioxyde de carbone du monde, pour stopper le changement climatique quand c’était encore possible.

Lire sur le site du «New York Times»: Losing Earth: The Decade We Almost Stopped Climate Change, un long-format de Nathaniel Rich, avec des photos et des vidéos de George Steinmetz)
Tout s’est joué de 1979 à 1989, «une décennie au cours de laquelle nous avions de bonnes chances de résoudre la crise climatique» écrit le journal. On savait déjà presque tout sur le réchauffement climatique en 1979, quand à Genève, en février, lors de la première Conférence mondiale sur le climat, les scientifiques de 50 pays unanimes estimèrent qu’il était «urgent d’agir». Pendant 10 ans se sont succédé séances et conférences de tout niveau, jusqu’à cet autre sommet aux Pays-Bas en novembre 1989 au cours duquel aurait dû être approuvé un traité imposant des objectifs. Mais cela n’a pas été le cas. C’est aux raisons de cet échec que s’attache le journal – dans une enquête historique qui a occupé le journaliste Nathaniel Rich à temps plein pendant dix-huit mois.

Sécheresse en Australie
I – 1979-1982
Printemps 1979: un militant inquiet
Quelques héros émergent de la petite galaxie d’experts qui ont travaillé sur le climat aux Etats-Unis à cette époque. Le premier est un activiste de l’organisation Les amis de la Terre, Rafe Pomerance, que ses études d’histoire à Cornell ne destinaient en rien à devenir le héraut de la lutte contre les émissions de carbone. C’est en lisant dans un rapport technique parmi d’autres que «la poursuite de l’usage des énergies fossiles pourrait apporter un changement significatif et porteur de dégâts d’ici à 20 à 30 ans» qu’il tique. Choqué, ne trouvant pas d’information – on est bien avant internet –, il contacte un géophysicien cité dans un journal qu’il a trouvé: Gordon MacDonald, membre des Jasons, cette mystérieuse coterie de scientifiques de très haut vol qui conseillent la CIA, la NASA et les présidents américains. MacDonald a conseillé Eisenhower sur l’exploration spatiale, avant de s’intéresser au carbone pour Kennedy puis pour Nixon. La question le taraude depuis le début des années 1960, et il est ravi qu’enfin quelqu’un saisisse son importance. Le tandem va multiplier les rencontres, les conférences et les interviews, bien déterminé à éveiller les consciences, le lobbyste de 32 ans qui sait organiser un événement et l’influent physicien touche-à-tout, maître du sujet. Ce sont eux qui obtiennent du Bureau présidentiel de la politique scientifique qu’un comité scientifique indépendant décide en toute autonomie si leur alarme est justifiée, sous la responsabilité du père de la météorologie moderne, Jule Charney.

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Automne 1979: une mobilisation cahin-caha
1980-1981: malgré la blitzkrieg de Ronald Reagan, la mobilisation grandit
II – 1983-1989
1983-1984: l’exceptionnalisme américain contre le changement climatique
1985: le trou d’ozone contre le réchauffement
1987-1988: la censure de la science, et le brûlant été 1988
Eté 1988: la conférence de Toronto, le «Woodstock du climat»
1989: la Maison-Blanche se rebiffe
Novembre 1989: l’enterrement définitif à Noordwijk
Bientôt un film
Tout n’est pas inédit dans l’enquête du New York Magazine. Jim Hansen, par exemple, avait déjà raconté comment la Maison-Blanche avait tenté d’expurger ses témoignages. L’ex-ingénieur de la NASA est aujourd’hui une des figures emblématiques de la lutte contre le changement climatique aux Etats-Unis, il s’est même fait arrêter dans plusieurs manifestations dénonçant l’inertie des pouvoirs politiques. Le soin de la présidence de Ronald Reagan à effacer toutes les avancées de la présidence de Jimmy Carter en matière d’environnement était connu aussi, ainsi que l’incurie de George Bush. Tout n’est pas inédit, mais le récit implacablement chronologique de Nathanael Rich, la méticulosité de son enquête et la richesse de ses points de vue donnent le vertige Pendant ces dix années, on a frôlé la mise en branle du monde.
«Tout le monde sait depuis 40 ans», déplore le journal, qui épingle au passage les industriels de l’énergie depuis l’échec de 1989. «Même si dans les années 1970 et 1980 ce n’étaient pas des bons samaritains, ils ne lançaient pas des campagnes à plusieurs millions pour faire de la désinformation, corrompre les scientifiques et laver le cerveau des écoliers comme leurs successeurs allaient le faire.»
Apple vient d’annoncer qu’il produirait sous forme de série l’enquête du New York Times. Avec ses scientifiques se frottant au politique pour se faire entendre, ses Géo Trouvetout de l’environnement et ses industriels méchants fossoyeurs du monde, le texte répond à tous les codes des best-sellers – comme le film animé par Al Gore, Une vérité qui dérange, qui a participé de son Prix Nobel de la paix en 2007, avec les scientifiques du GIEC. The show must go on.
Pour en savoir plus
«Le climat de la Suisse au cours du XXIe siècle sera radicalement différent». Entretien avec la vice-secrétaire générale de l’Organisation météorologique mondiale, Elena Manaenkova (août 2018)
Tous nos articles sur le climat
Et ce petit film de Franz Capra faisant partie de la série L’heure de la science, signalé par le New York Times, qui date de 1958 et qui a régulièrement été montré dans les écoles.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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