Culture – Joan Baez : « Je rappelle une époque où on résistait »

La chanteuse de folk, qui fait une dernière tournée, revient pour « Le Monde » sur sa voix et ses engagements.

Olympia Paris le 4 juin 2018

LE MONDE | 11.06.2018 | Propos recueillis par Bruno Lesprit
A 77 ans, Joan Baez s’est lancée dans une tournée d’adieux qui suscite une vive émotion auprès de ses admirateurs français. Lors de son précédent passage à Paris, en 2014, la chanteuse américaine s’était arrêtée pour six soirées à l’Olympia. Cette fois-ci, il a fallu programmer quinze dates dans la salle de Bruno Coquatrix pour satisfaire la demande : dix en juin 2018 et cinq supplémentaires en février 2019 – il reste encore des places pour ces dernières. Comme si tout un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître tournait la page avec elle.
Lire la critique du concert :   A l’Olympia, Joan Baez chante le folk des adieux
L’icône du mouvement des droits civiques et de l’opposition à la guerre du Vietnam a répondu aux questions du Monde peu avant son quatrième concert parisien, vendredi 8 juin. Puis la plus célèbre des chanteuses folk a quitté son hôtel pour se mêler aux piétons sur le boulevard et se diriger vers l’Olympia, un cintre portant sa tenue de scène à la main.
Comment expliquez-vous cette cote d’amour spécifique à la France ?
Je ne sais pas, mais je n’avais jamais donné dix concerts consécutifs dans une même salle. Ma relation avec Paris est à part, et elle continue de se développer longtemps après avoir débuté, en 1963 – ou 1964. J’ai été aussitôt séduite par la ville, les gens, la langue, qui est celle que j’ai eu le plus envie d’apprendre même si je ne parle correctement que l’anglais. Mon espagnol ? Il est pire aujourd’hui que mon français, faute de l’avoir entretenu.
Vous expliquez arrêter les concerts en raison de la fatigue : celle, physique, liée aux tournées, et celle de votre voix, raison moins convaincante.
Quand j’ai commencé, il me suffisait d’ouvrir la bouche pour chanter. Tout ce que je voulais. Dans les graves comme dans les aigus, piano ou forte. Ce n’est plus le cas. J’ai commencé à prendre des cours de chant – et je continue de le faire – quand j’avais une trentaine d’années, j’avais compris que mon talent naturel ne s’éterniserait pas. J’ai trouvé progressivement une autre voix, en réinventant les chansons que j’interprète. Aujourd’hui, je ne chante pas vraiment Pauvre Rutebeuf, car je ne parviens plus à le faire correctement. J’ignore si c’est satisfaisant, mais c’est tout ce dont je suis capable.
A mon âge, je préfère réserver toute mon énergie à maintenir ma forme physique, vocale, mentale, spirituelle pour ma tournée actuelle. Cela vaut le coup d’essayer chaque soir, mais chanter le plus longtemps possible n’est pas mon objectif – ça, c’est celui d’Aznavour…
Vous arrêtez-vous aussi d’enregistrer ? Ce n’est pas pareil.
Cela pourrait bien l’être. Je ne pense pas pouvoir, par exemple, prendre une année off, même trois mois, car j’ignore à quel point ma voix se sera détériorée entre-temps. Si j’ai une étincelle, je ferai tout pour prendre le temps de la développer en studio. Mon dernier album [Whistle Down the Wind, sorti en mars] a été enregistré en trois sessions de trois jours à Los Angeles ; seulement il a fallu un an et demi pour le préparer.
Il est entièrement constitué de reprises. Vous êtes perçue comme interprète, non comme auteure. Cela vous frustre-t-il ?
Je l’accepte d’autant plus facilement que je l’ai toujours su. J’ai écrit dans ma vie une chanson extraordinaire, Diamonds and Rust [1975]. Le reste se partage entre le bon et le médiocre. Et rien du calibre d’Imagine, Blowin’ in the Wind ou The Boxer. J’aurais aimé avoir cette facilité, mais je n’ai pas perdu beaucoup de temps à me lamenter.
Curieusement, votre meilleure création n’est pas une chanson à texte, genre auquel on vous associe, mais une confession autobiographique.
Diamonds and Rust est née en effet de la fin de ma relation avec Bob [Dylan]. A qui j’ai menti quand il m’a demandé des précisions sur ces « yeux plus bleus que des œufs de rouge-gorge » en lui disant qu’il s’agissait de mon mari ! C’était une blague, mais il était déconfit… Je consacre aujourd’hui beaucoup de temps à la peinture et on m’a commandé des portraits, dont un de Bob. En réécoutant sa musique, je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus aucune arrière-pensée chez moi, uniquement de la reconnaissance pour cet homme extraordinaire dont les chansons peuvent me faire pleurer.
Vous êtes restés en contact ?
Aucune nouvelle de lui depuis des décennies. Récemment, en Ecosse, quelqu’un a crié « Comment va Bob ? » entre deux chansons. Je réponds parfois : « Bob qui ? »
Tom Waits et Josh Ritter l’ont remplacé dans votre répertoire récent. Vous vous êtes éloignée des protest songs ?
Je ne recherche pas des protest songs, je n’aime d’ailleurs pas ce mot. Ce qui importe pour moi est le contexte d’une chanson plus que son contenu. Quand mon ancien mari [le militant pacifiste David Harris] était en prison, en 1969-1970, je chantais de la country, sa musique préférée, tout en parlant de la guerre du Vietnam. Ces chansons devenaient alors des protest songs.
La chanson protestataire d’aujourd’hui viendrait du rap. Qu’en pensez-vous ?
Je peux difficilement en parler, car je ne connais le rap qu’à travers ma petite-fille. Quand je peins, j’écoute plutôt Jussi Björling, mon chanteur d’opéra fétiche. J’ai tout de même l’impression que ce qui manque à la mobilisation des jeunes contre les armes à feu, partie de Floride, c’est l’équivalent de Blowin’in the Wind, une chanson qui fédérerait les énergies. J’espère en tout cas que quelque chose de neuf émergera de ce mouvement.
Votre statut de messagère de la paix est-il pesant ?
« Paix » doit bien être le mot que j’aime le moins. C’est un mot statique, qui ne dit rien des moyens pour y arriver. L’armée, aussi, est pour la paix. Pour moi, chanter All We Are Saying is Give Peace a Chance [comme John Lennon en 1969] n’a aucun sens.
Sur votre dernier album, vous reprenez The President Sang Amazing Grace, de Zoe Mulford, au sujet d’Obama entonnant ce cantique en juin 2015, après la tuerie dans l’église de Charleston (Caroline du Sud). « Mon président », spécifiez-vous. Cela sous-entend-il que ce n’est pas le cas pour Trump ?
Je ne chante pas « Trump n’est pas mon président » ! Obama s’est comporté comme « mon président » en redonnant de l’espérance, même si mon opinion est différente sur un dossier comme l’Afghanistan. Je n’avais jamais ressenti un tel sentiment auparavant, y compris pour les Kennedy. Comment Trump a-t-il pu lui succéder, je l’ignore. Dans une certaine mesure, c’est une conséquence du Tea Party. Je pense que celui-ci a émergé quand nous célébrions les victoires des droits civiques. Nous avions l’avantage, les médias pour nous, et nous n’avons pas prêté attention à ceux qui étaient indignés et n’avaient pas de voix pour se faire entendre.
Aujourd’hui, Trump est à la Maison Blanche et, avec lui, la brutalité, la méchanceté, la haine des femmes, des Noirs, des Mexicains… En face : la lâcheté. On sait que ce qu’il raconte est faux, fou, et on s’en fout. Il a désormais l’avantage pour avoir créé la nouvelle norme : la culture du mensonge. Les progressistes sont incapables de lui répondre, car on ne peut pas moralement le concurrencer dans ce domaine.
Que peuvent alors les chansons ?
Après mes concerts, les gens discutent de ce que je leur rappelle : une époque où ils avaient le pouvoir de résister, faire bouger les choses, plutôt que rester sur leur canapé devant la télé. Quand on chantait We Shall Overcome, c’était immédiatement repris à une large échelle. Aujourd’hui il faut redoubler d’efforts, car on fait face à une absence totale d’empathie devant la souffrance humaine. On la réserve pour son chien, un peu comme les psychopathes.

A propos kozett

Deux phénomènes peuvent amener à une manipulation dans la prise en compte des informations par notre conscience : --> Le mirage qui voile et cache la vérité derrière les brumes de la sensiblerie et de la réaction émotionnelle. --> L’illusion qui est une interprétation limitée de la vérité cachée par le brouillard des pensées imposées. Celles-ci apparaissent alors comme plus réelles que la vérité qu’elles voilent, et conditionnent la manière dont est abordé la réalité … A notre époque médiatisée à outrance, notre vigilance est particulièrement requise !
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