Magazine du Monde | 19.02.2015
C’est un escalier devenu l’échelle de mesure grandeur nature du changement climatique. Dans le massif du Mont-Blanc, l’édifice menant à la mer de glace ne cesse de s’allonger, accompagnant la fonte de ce joyau des Alpes. Une descente édifiante, à quelques mois de la tenue, à Paris, de la conférence internationale sur le climat
C’est l’histoire d’un escalier. Un drôle d’escalier, un peu absurde, qui s’allonge année après année le long d’une vertigineuse paroi de granit. Tous les printemps, il y pousse quelques marches, entre cinq et vingt, et un palier de plus. Comme un grand adolescent de béton et de métal, avec ses pics de croissance et ses petits répits, il s’allonge, s’allonge et s’allonge encore, dans un mouvement ininterrompu. Au lieu de monter en graine, il file dans l’abîme, comme un tentacule qui cherche à s’arrimer à un fond qui se dérobe. Car, au pied de cet édifice, c’est son lieu d’arrivée, la mer de Glace, fleuron des glaciers français et fierté de la vallée de Chamonix, qui s’éloigne sans cesse, à mesure que son épaisseur se réduit comme peau de chagrin.
Voilà deux décennies et demie que cette course-poursuite dure, et l’édifice est devenu franchement impressionnant. En 1988, lorsqu’il a été créé, il ne se composait que de quelques degrés, comme le perron d’une maison bourgeoise. Cela suffisait à charrier le flot de touristes venus s’encanailler jusqu’à la glace. Aujourd’hui, on ne décompte pas moins de 435 marches. Avec ses 80 mètres de hauteur, cette rampe, si on la posait au bord de la Seine, permettrait de grimper quelque part entre le premier et le deuxième étage de la tour Eiffel. La promesse d’un bel effort, pour qui s’aventure à l’emprunter… C’est d’autant plus vrai à près de 2 000 mètres d’altitude, où il est construit : l’oxygène commence déjà à se raréfier, faisant battre la chamade aux coeurs fragiles, plombant cuisses et mollets.
La fonte, presque interrompue pendant une trentaine d’années, s’est subitement accélérée, en raison d’étés de plus en plus chauds et d’hivers de moins en moins floconneux.
La France, qui adore célébrer son patrimoine, tient avec cet escalier du Montenvers une attraction unique en son genre : à notre connaissance, il s’agit, à travers le monde, de la seule échelle grandeur nature du réchauffement climatique. Une sorte de mètre ruban géant qui permet de mesurer d’un coup d’oeil la fonte accélérée du plus grand glacier du massif du Mont-Blanc. Un lieu dont on ne peut que conseiller la visite saisissante, alors qu’est prévue à Paris, en décembre, la grande conférence internationale sur le climat. Les spécialistes la présentent comme un rendez-vous de la dernière chance pour que les gouvernements s’accordent sur des mesures d’ampleur contre l’usage des gaz à effet de serre, que l’immense majorité des scientifiques considèrent largement responsables de l’actuelle envolée du mercure.
Le Grand Hôtel du Montenvers et la Mer de Glace dans les années 1900. (DP, Auguste Couttet)
Le site du Montenvers est depuis longtemps, bien avant que cet escalier ne soit érigé, une attraction du tourisme alpin. Au XIXe siècle, quand les Anglais et les Parisiens se sont entichés des cimes, la bourgeoisie se plaisait à y grimper à dos de mulet.
Depuis 1909, un petit train rouge à crémaillère relie la ville de Chamonix, dans le fond de la vallée, jusqu’à ce magnifique panorama. En 1961, alors que le glacier perdait déjà du volume, un téléphérique a été construit sous la gare d’arrivée du train, pour permettre aux badauds d’y accéder sans emprunter un sentier devenu fastidieux. Cette remontée a été remplacée en 1988 par une télécabine. C’est à ce moment-là que les ennuis sérieux ont commencé. La fonte, presque interrompue pendant une trentaine d’années, s’est subitement accélérée, en raison d’étés de plus en plus chauds et d’hivers de moins en moins floconneux. Ainsi est apparu cet escalier dantesque, qui n’a cessé de pousser telle une colossale verrue le long de la moraine mise à nu par la fonte, sous la gare de la télécabine.
L’escalier descendant du Montenvers en direction de la mer de Glace, à Chamonix, le 7 février. Thomas Brasey pour M le magazine du Monde
Une tendance qui ne s’inverse plus
Pendant longtemps, les optimistes ont voulu croire que la tendance finirait par s’inverser. Qu’aux années de grande fonte succéderaient celles d’un regain. Le glacier a connu, jusqu’à la fin des années 1980, de petites crues périodiques, qui lui redonnaient ainsi du volume et de la vigueur. La mer de Glace était, à l’époque médiévale, à peu près aussi courte et mince qu’aujourd’hui, et cela ne l’a pas empêchée de s’étoffer ensuite de manière impressionnante, jusqu’à redescendre dans la vallée pendant le petit âge glaciaire qui a sévi entre le XIVe et le XIXe siècle. « Mais, cette fois, c’est l’action de l’homme qui modifie le climat. La décrue que l’on observe actuellement est rapide », constate le glaciologue Luc Moreau. Accoudé à la balustrade du palier supérieur, Jean-Marie Claret contemple cette débâcle d’un air las. « En 1980, on sortait de la cabine et on était à quelques mètres de la glace… », se rappelle-t-il en montrant le vaste précipice qui s’étend désormais sous ses pieds, en lieu et place des séracs qui hérissaient le glacier dans son enfance.
Cet ancien guide de 66 ans est le gardien informel de la mémoire des lieux. En 1946, son père, Georges, a eu le premier l’idée de creuser ici une grotte dans la mer de Glace pour attirer le chaland. Le fils a pris la suite de cette exploitation vers laquelle chemine l’escalier. Cette rampe de béton et de métal a un second usage capital pour le tourisme local : elle permet aux 70 000 skieurs annuels en provenance de la vallée Blanche de remonter vers le train du Montenvers, afin de rejoindre Chamonix lorsque l’enneigement ne permet pas de descendre à ski jusque dans la vallée. Cet itinéraire, pépite à préserver, est sûrement le hors-piste le plus célèbre du monde et finit là, au pied de l’escalier.
Le chef des « grottus », comme l’on désigne ici son équipe, lève ses yeux clairs vers les sommets, en direction des Drus, rêve éternel des alpinistes de tout poil, et pointe du doigt une autre cicatrice : une sorte de veine plus claire, qui apparaît au milieu de ces gigantesques falaises. « Là-bas, il y avait le fameux pilier Bonatti », montre-t-il. En 1955, l’Italien Walter Bonatti a ouvert cette longue voie verticale, signant l’un des plus retentissants exploits de l’histoire de l’escalade. « J’étais là lorsqu’il est revenu. Ici, au Montenvers. Je lui arrivais à la taille, et je n’ai vu, dans la foule qui l’entourait, que ses mains déchiquetées, ensanglantées », se rappelle Jean-Marie Claret. Mais en juin 2005, dans un fracas de débris, le « pilier » est tombé, emportant avec lui une partie de ses souvenirs. D’un coup, 260 000 mètres cubes de roches se sont effondrés. Des éboulements, ici, il y en a toujours eu. C’est la loi de la montagne, grand corps vivant. Mais, les anciens l’ont constaté et les scientifiques l’ont confirmé, il y en a beaucoup plus qu’avant, surtout lorsque la canicule s’en mêle. Le gel cimente la roche. La chaleur, au contraire, libère ses fractures.
« Le bout du glacier devrait encore reculer de 700 mètres dans les vingt prochaines années », affirme le glaciologue Sylvain Coutterand.