Pourquoi, dans les grandes villes, la grande majorité des petites épiceries est tenue par des personnes d’origine immigrée ?

L’âge de faire – mars 2017 – Fabien Ginisty –
epicerie_quartier_paris« C’est le seul endroit du quartier, avec le boulanger, où absolument tout le monde est amené à se rencontrer ! » 
L’enquête commence au Panier Sympa, rue Bouteille à Lyon. La question fait autant sourire Younes, qui tient l’épicerie, que le journaliste qui la pose. « C’est vrai que moi, j’y aurais jamais pensé à ouvrir une épicerie. Nous, c’est ‘école, diplôme, puis tu cherches un boulot qui correspond. » Avec un diplôme de contrôleur de gestion et confronté au chômage, le jeune homme avait monté « un business dans les VTC« . Mais « Uber nous a bien eus », sourit-il, et la petite entreprise a périclité. Alors Younes se refait en dépannant son copain afghan, patron de l’épicerie.
A Lyon, d’après Younes, on ne dit pas, comme à Paris l' »Arabe du coin » pour désigner l’épicier du quartier (1) : « Avec mes potes, on dit qu’on va acheter une bouteille ou une pizza chez le ‘tutu' ». C’est peut-être une légende urbaine, mais c’est vrai qu’à Lyon il y a beaucoup d’épiciers tunisiens. On les reconnaît à leur accent prononcé. » Entre deux clients, il avance des pistes : « Là-bas (en Afrique du Nord, Ndlr), il y a beaucoup d’épiceries parce qu’il n’y a pas de supermarché. Ils savent faire ça, donc ils importent le concept. Allez peut-être voir Anis, en haut de la place Sathonay ?« 
Reproduction sociale
A « l’épicerie du 1er », un « tutu » historique, ce n’est pas Anis mais Mohamed qui est derrière la caisse. Lui paraît moins intrigué par ce phénomène, et constate les effets de la reproduction sociale : « C’est le père d’Anis qui a a créé l’épicerie quand il est arrivé en France. Anis l’a reprise, et il la transmettra à son fils, c’est comme ça. Quand tu as travaillé dans une épicerie, tu ne vas pas investir dans un bouchon lyonnais ! » Elmi, derrière le comptoir d’une épicerie sans nom, à quelques centaines de mètres de là, confirme les propos de Mohamed. Par ailleurs, le jeune homme semble bien connaître la réalité locale : « Dans le quartier, les épiciers sont surtout des Tunisiens du sud, de la région de Tataouine. » Une poignée serait arrivée dans les années 60, le commerce aurait fonctionné, et ils auraient continué à investir dans les épiceries en embauchant leurs proches. L’information ne sera malheureusement pas recoupée, elle reste à l’état d’hypothèse. Le patron d’Elmi est d’ailleurs libanais.  Et Elmi, lui est Tunisien du nord : « normalement, nous, c’est la plomberie, le carrelage. Mais moi, les travaux physiques… »
Il faut se rendre à l’évidence : après avoir interviewé un Français d’origine algérienne dans une épicerie afghane, puis un Tunisien dans une épicerie tunisienne, puis un Tunisien du sud dans une épicerie libanaise, il est difficile de généraliser…
« L’âme de la cité »
« Comme toujours, et c’est ainsi partout dans le monde, le commerce est le meilleur moyen pour un immigrant de trouver du travail« , affirme le journaliste Urbania dans un article publié dans Streetpress (1). Ainsi, à Paris et à Lyon, l’épicier de quartier est souvent d’origine nord-africaine (2) tandis qu’à Londres, il est pakistanais. A Berlin, il est fréquemment turc, tandis qu’à Manhattan, il est coréen, d’après les auteurs de L’Arabe du coin (3). Dans la préface de ce livre, Eric-Emmanuel Schmitt, qui met en scène un épicier arabe  dans son roman Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, s’interroge : « Il me semble que l’âme d’une cité réside désormais chez « l’épicier du coin », « l’Arabe de service », que l’Arabe soir arabe, turc, indien ou asiatique. Paradoxal n’est-ce-pas qu’un peu partout dans le monde, l’esprit d’un lieu soit incarné par quelqu’un qui vent d’ailleurs ? « 
(1) Chez nous, le « gars du dépannage » est souvent un Chinois, un Coréen ou un Viet. À Paris, c’est l’Arabe du coin, même s’il s’agit rarement d’un Arabe.
(2) D’après l’historien Patrick Girard, cité sur la page wikipédia « Arabe du coin », la plupart des épiciers parisiens ne sont d’ailleurs pas arabes mais berbères.
(3) L’Arabe du coin, d’Alexis Roux de Bézieux et Thomas Henriot, ed. Dilecta, 143p., 18 €
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